Espagne/Algérie, le pays se dérobe à ses obligations internationales en expulsant un lanceur d’alerte algérien

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Les organisations ci-après condamnent vivement l’expulsion par l’Espagne du militant algérien Mohamed Benhalima dans la soirée du 24 mars 2022, malgré les risques de torture et de graves atteintes aux droits humains auxquels cela l’expose en Algérie, ce qui constitue une violation flagrante des obligations internationales de l’Espagne en matière de « non-refoulement ».

Les autorités savaient, par le biais de la société civile et de divers recours en justice, que Mohamed Benhalima est exposé à un risque élevé de torture, de détention arbitraire et de procès inique en Algérie, où les prisonniers et prisonnières d’opinion et les militant·e·s pacifiques sont de plus en plus souvent victimes de violations de ce genre.

Ressortissant algérien, Mohamed Benhalima est un ancien caporal devenu lanceur d’alerte, qui a dénoncé la corruption dans les rangs des hauts-gradés de l’armée algérienne en 2019. Il a quitté l’Algérie après avoir reçu l’information que son nom figurait sur une liste de gradés recherchés risquant d’être placés en détention par l’armée algérienne pour leur participation au Hirak, un mouvement de protestation de grande ampleur en faveur de la démocratie.

Il a demandé l’asile à l’Espagne le 18 février 2020 et de nouveau le 18 mars 2022 ; l’Espagne a rejeté ses deux demandes. Le 14 mars 2022, les autorités ont ouvert un dossier d’expulsion administrative pour une infraction à l’Article 54.1.a de la Loi relative à l’immigration 4/2000, affirmant que Mohamed Benhalima a pris part à des « activités contraires à la sécurité publique ou susceptibles de nuire aux relations de l’Espagne avec des pays étrangers ».

Les autorités espagnoles ont justifié l’ouverture d’un dossier d’expulsion en mettant en avant l’association présumée de Mohamed Benhalima avec le groupe d’opposition politique Rachad, répertorié comme groupe terroriste par l’Algérie depuis le 6 février 2022 [1]. Les autorités espagnoles ont affirmé que l’objectif de Rachad était de charger de jeunes radicaux d’infiltrer la société algérienne afin de susciter des protestations contre le gouvernement algérien, et ont conclu que ce militant appartenait à un groupe terroriste.

« Les autorités espagnoles ont justifié l’ouverture d’un dossier d’expulsion en mettant en avant l’association présumée de Mohamed Benhalima avec le groupe d’opposition politique Rachad »

Les autorités espagnoles n’ont produit aucun élément attestant un recours à la violence, l’apologie de la haine ou un quelconque autre agissement de ce militant pouvant être considéré comme relevant du « terrorisme » selon la définition proposée par le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste [2]. Il semble par ailleurs que les autorités n’ont pas pris en considération un contexte dans lequel les autorités algériennes portent de plus en plus souvent des accusations abusives en relation avec le terrorisme et la sécurité nationale contre des militant·e·s pacifiques, des défenseur·e·s des droits humains et des journalistes depuis avril 2021. Le 27 décembre 2021, les procédures spéciales des Nations unies ont souligné que la définition du terrorisme donnée par le Code pénal algérien était trop floue et portait atteinte aux droits humains [3]. Elles ont indiqué que la procédure d’enregistrement sur la liste nationale des organisations terroristes ne respectait pas les normes internationales relatives aux droits humains, et ont fait état de leurs inquiétudes.

Le 24 mars vers 19 heures, les avocats de Mohamed Benhalima ont été notifiés de l’avis d’expulsion, et ont promptement déposé une demande de mesure suspensive provisoire auprès de l’Audience nationale, qui l’a rejetée. Il a plus tard été révélé que le militant était à ce moment-là déjà escorté vers l’Algérie à bord d’un avion.

Le 21 mars 2022, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a soumis au gouvernement espagnol un document non public selon lequel la demande d’asile de Mohamed Benhalima devrait être examinée de manière rigoureuse dans le cadre d’une procédure régulière, et qu’il ne fallait pas la rejeter de manière expéditive, avançant que le risque de torture était crédible, et que la tendance de l’Algérie à ériger en infraction l’opposition pacifique était connue sur la scène internationale.

Le 27 mars, Mohamed Benhalima est apparu dans une vidéo [4] diffusée sur Ennahar TV, dans laquelle il « avoue » des faits de complot contre l’État et affirme qu’on ne l’a pas maltraité en détention. Les organisations soussignées mettent toutefois en doute la fiabilité de ces déclarations, qui ont pu être faites sous la contrainte. Mohamed Benhalima avait par ailleurs lui-même diffusé une vidéo [5] depuis un centre de rétention de Valence, avant son expulsion vers l’Algérie, dans laquelle il déclare que des vidéos de ce type ne seraient pas authentiques et montreraient qu’il était « soumis à de graves actes de torture par les services du renseignement. »

En janvier et mars 2021, en Algérie, Mohamed Benhalima a été condamné par contumace à 20 ans de réclusion en tout pour des charges parmi lesquelles figuraient la participation à un groupe terroriste (Article 87bis 3 du Code pénal) et la publication de fausses nouvelles susceptibles de porter atteinte à l’unité nationale (Article 196 bis), entre autres. La formulation très vague de ces deux articles de loi a été utilisée à de nombreuses reprises par l’Algérie afin de poursuivre des personnes ayant exprimé la moindre opposition. Dans une de ces deux décisions de justice, prononcées le 9 mars 2021, le juge a condamné Mohamed Benhalima à 10 ans d’emprisonnement pour ses publications en ligne, notamment des vidéos dénonçant la corruption au sein de l’armée, une forme d’expression protégée par le droit à la liberté d’expression.

« En vertu de la Convention contre la torture, nul ne peut être privé de cette protection même si on estime que la personne concernée représente une menace pour la sécurité nationale »

Les autorités espagnoles ont également justifié son expulsion en expliquant que Mohamed Benhalima était proche de Mohamed Abdellah, un autre lanceur d’alerte algérien et ancien membre de l’armée, qui a lui aussi cherché refuge en Espagne en avril 2019 et a été renvoyé de force le 21 août 2021 au titre de l’Article 54.1.a. de la Loi n° 4/2000, dans des circonstances similaires et pour les mêmes motifs.

Mohamed Abdellah, actuellement détenu à la prison militaire de Blida, a affirmé devant un tribunal le 2 janvier 2022 qu’il avait été soumis à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements à son retour en Algérie, notamment des sévices physiques et une détention prolongée à l’isolement dans une cellule sans aucune lumière, selon un témoin ayant assisté à l’audience. Il a par ailleurs été privé du droit de consulter un avocat.

Bien que les fortes similarités entre ces deux cas fournissent un précédent convaincant sur le risque réel de torture et d’autres formes de mauvais traitements pour les militant·e·s et lanceurs et lanceuses d’alerte en Algérie, notamment les anciens membres de l’armée, le gouvernement espagnol s’est montré déterminé à renvoyer de force une personne dans un pays où son intégrité physique et psychologique n’était pas garantie. Ce faisant, l’Espagne a bafoué certaines de ses obligations essentielles au regard du droit international, qui interdisent aux gouvernements de renvoyer des individus vers un pays où ils risquent de subir la torture et d’autres traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants.

La décision du gouvernement d’expulser Mohamed Benhalima et la décision de l’Audience nationale de ne pas appliquer de mesure suspensive sont contraires à l’Article 3 de la Convention des Nations unies contre la torture, ratifiée par l’Espagne en 1987, qui prévoit une protection absolue contre le renvoi de personnes risquant la torture ou d’autres formes de mauvais traitements dans un État vers lequel elles sont expulsées, refoulées ou extradées. En vertu de la Convention contre la torture, nul ne peut être privé de cette protection même si on estime que la personne concernée représente une menace pour la sécurité nationale et ne peut prétendre à l’asile [6]. Le Comité contre la torture a montré que dès lors qu’une personne fait allusion à un risque de torture, un État partie ne peut plus invoquer de préoccupations sur la scène nationale pour justifier son manquement à cette obligation [7], et que ces considérations soulignent l’importance de mécanismes de réexamen adaptés [8]. Le Comité a ensuite expliqué que les assurances diplomatiques ne peuvent servir à justifier un manquement au principe de « non-refoulement » [9].

De même, la Cour européenne des droits de l’homme considère l’Article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) comme un moyen de protection efficace contre toutes les formes de renvoi vers des lieux où il est établi qu’il y a des raisons sérieuses de penser que la personne concernée serait soumise à la torture, ou à des traitements ou châtiments inhumains ou dégradants . Pour la Cour, cette obligation l’emporte sur toute obligation de renvoyer, expulser ou extrader découlant d’autres accords internationaux ou bilatéraux . L’Article 3 est en outre cité dans l’article 15(2) de la CEDH comme une disposition à laquelle il est impossible de déroger, ce qui ne laisse aucune latitude pour d’éventuelles restrictions, quelles qu’elles soient, qu’il s’agisse de sécurité, de l’ordre public ou d’autres motifs .

1. Alianza-ActionAid
2. Al Karama
3. Amnesty International
4. Institut du Caire pour l’étude des droits de l’homme (CIHRS)
5. Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA)
6. Euromed Droits
7. Irídia, Center for Human Rights.
8. Le Centre Justitia pour la protection juridique des droits humains en Algérie
9. MENA Rights Group
10. Red Jurídica
11. Riposte Internationale
12. Commission espagnole pour les réfugiés - CEAR
13. Statewatch
14. Organisation mondiale contre la torture (OMCT)

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