Interview d’Adriana Costa Santos Lauréate du Prix Amnesty Jeunes des droits humains

Le Prix Amnesty Jeunes des droits humains récompense un jeune ou un groupe de jeunes vivant en Belgique et reconnu par les jeunes pour la qualité de son action en faveur des droits humains, en Belgique ou ailleurs.
Il a été décerné, pour sa première édition en février 2019, à Adriana Costa Santos qui est devenue l’une des figures marquantes de l’action citoyenne au Parc Maximilien.
Âgée de 24 ans, Adriana jongle actuellement entre ses actions au sein de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés et ses études, en consacrant la majeure partie de son temps à la défense des droits fondamentaux des personnes migrantes.
Après lui avoir remis son prix, nous lui avons posé quelques questions pour en savoir plus au sujet de son engagement.

Amnesty — Pourquoi est-ce si important, selon toi, de t’engager pour la défense des droits humains et notamment des droits fondamentaux des migrantes ?

Adriana — C’est difficile à dire. Il me semble que cela n’a pas beaucoup de sens de vivre sans s’engager. Je ne peux pas concevoir de vivre centrée sur moi quand il y a tant de choses à faire, tant d’injustices.
Je gère mal l’injustice et je dors mieux si je fais quelque chose pour la combattre. Et… grâce à cela, je connais des centaines de belles personnes !

Amnesty — Où ton engagement plonge-t-il ses racines ?

Adriana — Il n’est pas facile de savoir à quoi c’est dû, comment cela vous tombe dessus. Pour ma part, je pense que mon environnement familial joue un rôle important. La figure de mon grand-père, par exemple, m’inspire.

Amnesty — De quelle façon ?

Adriana — Mon grand-père était très engagé politiquement dans un contexte hostile. Pour comprendre cela, il faut savoir que je suis Portugaise et que mon pays était, depuis les années trente jusqu’aux années septante, soumis à une dictature.

Amnesty — Pour l’anecdote, c’est d’ailleurs au Portugal qu’est née Amnesty. Peter Benenson apprend dans le journal l’arrestation de deux étudiants portugais. Indigné, il mobilise des amis et fonde Amnesty International. Les deux étudiants avaient été emprisonnés pour avoir simplement, sur une terrasse, trinqué à la liberté.

Adriana — Oui, c’est depuis mon enfance que j’entends des récits à la maison. Des récits d’obscurantisme, de liberté, de l’importance de vivre en démocratie et ne pas négliger les droits pour lesquels nos ancêtres se sont battus.
Mon grand-père était employé dans le service de la comptabilité d’une banque. Cela lui procurait un revenu confortable. Il n’était pas dans la misère et aurait pu vivre sa vie confortablement sans se soucier de rien. Pourtant, il s’est engagé dans la résistance. Heureusement, diverses circonstances lui ont valu d’échapper longtemps aux radars de la police politique.
La révolution a eu lieu le 25 avril 1974. Quelque temps après, on a retrouvé les listes des personnes que le pouvoir en place projetait d’arrêter et d’emprisonner. À la date du 1er mai, une semaine après la révolution, donc, figurait le nom de mon grand-père…

Amnesty — Parfois les destins tiennent à peu de chose…

Adriana — Oui, j’y pense souvent quand j’entends le récit des réfugiés. C’est fou le nombre de fois que des petits détails, presque anodins, ont fait basculer leur vie. L’un a pu s’acheter un gilet de sauvetage alors qu’un autre pas ; un fuit la police en courant vers les champs et l’autre vers l’autoroute où une voiture l’emboutit…

Amnesty — Ce 25 avril 1974 a dû être une fête immense pour ton grand-père…

Adriana — C’est sûr ! Chez nous, chaque 24 avril, nous nous retrouvons en famille et partageons un souper festif. Le 25 avril de l’année passée, j’ai rejoint ma famille au Portugal avec mon compagnon Mehdi et nous sommes donc allés ensemble à la manifestation, la fête de la liberté, à laquelle je participe depuis que j’ai commencé à marcher.
Le cortège est organisé en groupes — les femmes, les jeunes, les pensionnés, les immigrés… — et ce qui nous a frappés tous les deux, dans un moment où nous témoignons quotidiennement de violences policières en Belgique envers les exilés du parc Maximilien, c’était qu’un des plus grands groupes du cortège était celui des policiers et de l’armée. Des dizaines de policiers marchaient à nos côtés pour célébrer le fait de ne plus être le bras armé de la dictature de Salazar, de pouvoir exercer leur profession dans la paix et la démocratie, pour protéger les citoyens de l’arbitraire, dans la défense de l’État de droit.
Depuis le début des rafles au parc Maximilien pendant l’été 2017 et depuis que certains ont remarqué que des bénévoles de la Plateforme Citoyenne étaient sur place pour témoigner de la violence avec laquelle ces opérations étaient menées, nous avons commencé à recevoir des messages anonymes qui nous indiquaient les horaires et lieux des prochaines rafles.
Cela renforce notre volonté de défendre l’État de droit pour tous et pas que pour une certaine classe de privilégiés et surtout démontre qu’il y a aussi un malaise au sein de la police même, qu’il ne faut pas stigmatiser tout le corps policier qui compte aussi des nombreux bénévoles, chauffeurs et hébergeurs — des citoyens solidaires qui, malgré eux-mêmes, se retrouvent à devoir suivre des ordres et ainsi participer à la répression et à la violence de la politique migratoire actuelle.

Amnesty — Comment l’aventure de ton engagement a-t-elle commencé ? Y a-t-il eu une rencontre, une lecture ou un événement déclencheur ?

Adriana — Quand j’avais 16 ans, se trouvait près de chez moi un quartier en tôle habité par des personnes très précarisées. J’avais à l’école des amis issus de ce quartier et donc j’y avais été quelques fois.
À l’époque, je donnais des cours particuliers à des enfants pour me faire de l’argent de poche. En discutant avec des amis de ce quartier, je me suis rendu compte que ce serait bien utile chez eux. J’y suis allée, tout naturellement. Au début, j’y consacrais une heure, bénévolement, puis, progressivement, davantage. À la fin, j’y arrivais à midi et repartais à 21 heures, accompagnée par quelques copains soucieux de ma sécurité.
J’apprenais les maths, l’histoire, le portugais, mais avant tout il fallait débattre sur des sujets bien plus sérieux, auxquels je ne m’attendais absolument pas à être confrontée dans la vie réelle, encore moins à 16 ans. Des enfants stigmatisés, victimes de racisme et d’abus de pouvoir par la police, dévalorisés par les professeurs et directeurs d’école. Des parents qui travaillaient du matin au soir et ne comprenaient pas forcément les enjeux, déduisant ainsi que c’était toujours la faute de leurs enfants. Il fallait systématiquement leur rappeler que non, ils n’étaient pas des incapables, que oui, les professeurs se trompaient aussi parfois.
Des enfants chez qui grandissait déjà une révolte contre l’autorité, une envie de répondre à la violence par la violence. Et moi j’avais un discours tendanciellement pacifiste et, en même temps, je me questionnais sur la démesure de celui-ci, face à des enfants quotidiennement humiliés, dévalorisés, en qui personne ne croyait.

Amnesty — Le début d’un sentiment de révolte et d’injustice ?

Adriana — Certaines histoires m’ont marquée pour toujours. J’ai un ami guinéen, arrivé au Portugal quand il était tout jeune. Il venait de terminer son bac en géographie et comptait poursuivre ses études à Londres. En été, lors des fêtes populaires à Lisbonne, une jeune femme l’accuse lui et ses amis de lui avoir volé son sac, tout simplement en raison de leur couleur de peau. Ils protestent de leur innocence et elle affirme avoir vu un Africain s’approcher de son sac, et que donc c’était forcément eux. Bref, la police arrive, les embarque. Ils continuent de clamer leur innocence. Inculpés quand même, ils ont une avocate commise d’office. Figure-toi que la première chose qu’elle leur conseille, c’est d’avouer le vol qu’ils n’ont pas commis. Elle aussi, pourtant censée les défendre, est convaincue de leur culpabilité ! La conséquence de l’affaire, c’est que mon ami a dû, pendant plusieurs mois, se présenter une fois par semaine au commissariat de son quartier. Ses projets d’études au Royaume-Uni sont donc restés sans suite. Pour rien. Une avocate amie de mon père l’a aidé à enfin sortir de cette situation. Et alors qu’il est un grand pacifiste et qu’il hausse les épaules en me voyant révoltée, je me demande comment on peut accepter une injustice pareille sans ne rien faire, ne rien dire.

Amnesty — Et l’envie de se révolter, de tout casser ?

Adriana — Les abus de pouvoir de la police étaient fréquents, en particulier contre les enfants et adolescents de ce quartier, issus de la migration. Ils avaient à peine 12 ans et on était déjà en train de leur mettre une étiquette de délinquants. Un jour, des jeunes en ont eu marre et se sont révoltés. Ils parlaient d’aller jeter des pierres sur un commissariat.
Je discutais avec un de mes « élèves » sur cette histoire. Je lui disais que, selon moi, rien ne justifie la violence et que ce n’est pas ainsi qu’on devient maître de son futur – je jouais aussi mon rôle de prof (alors que je n’avais que 4 ans de plus que lui) en disant que les études seraient la seule façon de rebondir sur la difficulté et sortir de là. Il me répondait que c’est bien joli, mes théories, mais que sa réalité à lui, c’était que la paix avait des parfums de soumission et de résignation, et qu’il ne pouvait s’y résoudre. Je lui donnais tort, mais aujourd’hui, je pense que je comprends mieux son point de vue. Qui suis-je pour venir parler de pacifisme à des enfants qui se sont fait humilier par des adultes depuis qu’ils ont l’âge de se le rappeler ?

Amnesty — Quel message souhaiterais-tu faire passer aux jeunes, et notamment aux jeunes militants qui s’engagent, agissent pour défendre les droits humains ?

Adriana — Nous vivons des temps difficiles. Certains ne le croient pas, ne veulent pas le voir ou craignent de le voir arriver sans se rendre compte que nous sommes déjà en train de perdre des libertés et des droits fondamentaux. Vivre dans un pays où l’on cautionne la violence envers les plus vulnérables de la société est déjà préoccupant, indigne pour nous tous qui devons côtoyer des personnes sans droit, sans loi, sans protection. Pourtant, quand on voit les réactions, par exemple sur les réseaux sociaux, quand on annonce qu’un bateau plein de migrants a fait naufrage en Mer Méditerranée ou que la Belgique recommence à enfermer des enfants, on constate qu’il y a encore beaucoup de personnes qui s’indignent, beaucoup qui se mobilisent.
Nous vivons des temps difficiles, qui demandent de l’attention, de la résilience, de l’intelligence collective. Mon grand-père m’expliquait un jour que les temps difficiles rendent les gens plus informés, plus concernés, plus engagés dans la construction d’un avenir plus doux. Cet avenir plus doux aura probablement un impact sur les citoyens, qui seront, à l’inverse, moins attentifs, moins prêts à réagir à la perte de droits. N’ayons donc pas peur de ces temps troublés. Ils sont une opportunité. Ils affermiront notre caractère, nous trouveront mobilisés et nous feront connaître l’importance d’agir ensemble pour participer au changement que nous voulons voir dans le monde.

Pour en savoir plus au sujet du Prix Amnesty Jeunes des droits humains

Pour télécharger la fiche témoignage d’Adriana Costa Santos

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