Depuis 3 ans, la Turquie se hisse à la première place d’un classement affligeant : celui du pays qui emprisonne le plus de journalistes au monde.

Un tiers des journalistes et professionnels des médias emprisonnés dans le monde sont détenus dans des prisons turques. Plus de 150 journalistes sont emprisonnés, certains dans l’attente d’un procès, d’autres condamnés à de lourdes peines de prison à l’issue d’un procès inéquitable.

L’état d’urgence a été renouvelé à sept reprises après une violente tentative de coup d’État que le président et le gouvernement ont attribuée aux partisans du dignitaire religieux Fethullah Gülen. Il a finalement été levé le 18 juillet 2018 mais la vie n’est pas revenue à la normale. La répression continue et les journalistes sont toujours la cible d’une campagne de répression sans précédent contre tous les médias d’opposition.

Cette stratégie, qui s’ajoute à la fermeture de plus de 180 organes de presse, envoie un message clair et inquiétant : l’espace accordé à la dissidence est réduit à néant, et celles et ceux qui veulent dénoncer la situation le paient au prix fort

« Je sais maintenant qu’ils m’ont emprisonnée pour me donner une leçon ; et cette leçon, je l’ai apprise. » Aslı Erdoğan, célèbre romancière

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Plus de 130.000 personnes du secteur public telles que des juges, des avocats, des médecins, des policiers, des militaires, des enseignants, ou encore des universitaires, ont été limogées et pour beaucoup d’entre elles sans plus aucun espoir de pouvoir retrouver un emploi

Quel avenir pour les droits humains en Turquie ?

Depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et malgré la levée de l’État d’urgence, la Turquie est toujours le théâtre d’une répression de grande ampleur. Plus de 130.000 personnes du secteur public telles que des juges, des avocats, médecins, des policiers, des militaires, des enseignants, ou encore des universitaires, ont été limogées et pour beaucoup d’entre elles sans plus aucun espoir de pouvoir retrouver un emploi. Aucun recours efficace et impartial n’est possible, comme le démontre notre rapport. Durant l’État d’urgence, plus de 70.000 personnes ont été placées en détention provisoire avec accès restreint aux avocats et à leur famille et un nombre équivalent de personnes ont été libérées sous caution et mises sous contrôle judiciaire. 

Les défenseurs de droits humains ne sont pas épargnés. Le président d’Amnesty International Turquie, Taner Kiliç, accusé d’appartenance au réseau « FETÖ » et la directrice d’Amnesty Turquie, Idil Eser, ainsi que neuf autres défenseurs accusés de liens avec des organisations terroristes ont été détenus plusieurs mois avant d’être libérés sous caution. Ces poursuites motivées par des considérations politiques sont une manœuvre visant à réduire au silence les voix critiques en Turquie.
Nul ne conteste le droit du gouvernement de traduire les coupables du coup d’État manqué en justice, loin de là. Mais force est de constater que les limites du droit sont dépassées et que la loi anti-terroriste est utilisée comme prétexte pour anéantir toute forme d’opposition pacifique.

Notre billet de blog

Notre rapport sur le licenciement de plus de 130 000 fonctionnaires

Ahmet Şık : condamné à sept ans et six mois de prison

Ahmet Şık est un journaliste d’investigation aguerri et est habitué aux poursuites et à la détention motivées par des considérations politiques. Il a en effet été emprisonné pendant plus d’un an en 2011 pour avoir écrit un livre décrivant l’infiltration supposée des structures étatiques par des partisans du dignitaire religieux Fethullah Gülen, à l’époque un allié du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir.

En décembre 2016, Ahmet Şık a de nouveau été emprisonné dans l’attente d’un procès, accusé cette fois d’avoir fait de la propagande pour la branche armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et pour FETÖ. Il a été détenu à la prison de Silivri, six ans après y avoir été détenu pour la première fois. Lors de la cinquième audience de son procès, le journaliste a accusé le gouvernement de "traiter comme des terroristes ceux qui ne lui ressemblent pas" et la "justice contrôlée par le pouvoir" de porter des "accusations absurdes". Le président du tribunal lui a reproché de se livrer à une "défense politique", et l’a fait expulser de la salle d’audience.

En mars 2018, une décision judiciaire a ordonné sa libération sous caution le temps de son procès, après plus d’un an de détention provisoire, mais en février 2019, un tribunal de première instance a confirmé sa condamnation à 7 ans et 6 mois de prison.

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Ahmet Şık
© Gokhan Tan
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Ahmet Şık
© Gokhan Tan

« La détention d’Ahmet est un message pour les autres, ceux qui sont toujours en liberté : remettez-nous en question si vous osez, exprimez-vous si vous osez. » Yonca Verdioğlu, la femme d’Ahmet Şık

Deniz Yücel : détenu en février 2017, libéré en février 2018

Deniz Yücel, le correspondant en Turquie du journal allemand Die Welt, est le premier journaliste étranger à avoir été placé en détention provisoire, en février 2017, depuis la tentative de coup d’État. Il avait été ajouté à un groupe sur Twitter qui avait été utilisé pour publier certains courriels piratés. Le groupe Red Hack a publié des dizaines de milliers de courriels en septembre 2016, notamment certains qui auraient été obtenus en piratant le compte de Berat Albayrak, ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles et gendre du président Recep Tayyip Erdoğan.

Après 13 jours de garde à vue, il a été incarcéré dans l’attente de son procès pour « propagande pour le compte d’une organisation terroriste » et « incitation du public à la haine ».

En réalité, Deniz Yücel a été interrogé par le procureur et au tribunal à propos de sept articles portant sur un vaste éventail de sujets qui n’ont aucun lien avec les courriels piratés. Lors de sa déposition au tribunal, il a déclaré que les questions qui lui étaient posées étaient fondées sur des traductions erronées et des interprétations biaisées de ses articles.

Deniz Yücel a été libéré le 16 février 2018, soit un an après son incarcération. Dans une video sur twitter il a déclaré "Ce qui est drôle, c’est que je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été emprisonné pendant un an, pourquoi j’ai été pris en otage pendant un an [...] Et je ne sais pas non plus pourquoi j’ai été libéré aujourd’hui".

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© JOHN MACDOUGALL/AFP/Getty Images

« Ce qui est drôle, c’est que je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été emprisonné pendant un an, pourquoi j’ai été pris en otage pendant un an [...] Et je ne sais pas non plus pourquoi j’ai été libéré aujourd’hui ». Deniz Yücel, journaliste

Conditions de détention en Turquie

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Dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie :

  • les personnes détenues ne peuvent s’entretenir avec des avocats que de manière très limitée et, au mieux, dans le cadre de rencontres surveillées ;
  • certaines personnes détenues ne sont pas autorisées à recevoir du courrier ou des livres de l’extérieur ;
  • seule la famille proche des personnes détenues est autorisée à leur rendre visite une fois par semaine, leurs conversations se faisant au travers d’une vitre et par le biais d’un téléphone ;
  • aucun contact avec d’autres personnes détenues n’est autorisé, sauf avec celles qui partagent leur cellule.

Aslı Erdoğan : détenue du 16 août au 29 décembre 2016

La célèbre écrivaine Aslı Erdoğan a passé presque cinq mois en prison en raison de son rôle de membre du conseil consultatif et de rédactrice bénévole pour le journal kurde Özgür Gündem, désormais interdit.

Des agents armés et masqués sont arrivés à son domicile à 15 heures et ont passé huit heures à perquisitionner les lieux, retournant ses 3 500 livres et carnets de notes de ces 20 dernières années. Bien qu’ils n’aient découvert aucun élément de preuve pendant la perquisition, Aslı Erdoğan a été placée en détention et inculpée d’infractions liées au terrorisme.

« Au poste de police, ils m’ont mise dans une cellule de 2 mètres par 4 avec trois autres femmes. Il n’y avait aucune fenêtre et la lumière était allumée en permanence... Nous ne pouvions aller aux toilettes que lorsqu’ils daignaient nous y conduire, pas lorsque nous en avions besoin. Je n’ai pas dormi la première nuit. »
Lorsqu’Aslı Erdoğan a été présentée devant le tribunal, elle s’attendait à être libérée : elle n’avait, après tout, jamais été poursuivie pour ses publications, elle n’avait rien fait de mal et, en tant que membre du conseil consultatif, elle n’était pas légalement responsable du contenu du journal. Mais le juge a ordonné qu’elle soit maintenue en prison en attendant son procès. Aslı Erdoğan souffre de maladies chroniques que sa détention a aggravées.

« La pire torture en prison était le froid, à partir de septembre. Une fois, j’ai été conduite dans une grande cour avec 20 autres femmes. La présence des autres m’a permis de survivre. »

Aslı Erdoğan a depuis été libérée sous conditions mais fait toujours l’objet de poursuites liées au terrorisme.

« Depuis ma libération, je n’écris plus et je pense que je ne suis pas prête d’écrire à nouveau un article. J’essaie de faire en sorte d’aller mieux. Pendant que j’étais en prison, je me suis accrochée, mais quand je suis sortie, j’ai réellement senti les conséquences physiques de la détention. »

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Aslı Erdoğan
@ Amnesty International

« Depuis ma libération, je n’écris plus et je pense que je ne suis pas prête d’écrire à nouveau un article. J’essaie de faire en sorte d’aller mieux. Pendant que j’étais en prison, je me suis accrochée, mais quand je suis sortie, j’ai réellement senti les conséquences physiques de la détention. » Aslı Erdoğan

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© OREN ZIV/AFP/Getty Images

La peur est paralysante

L’érosion de la liberté de la presse n’est pas nouvelle en Turquie. En 2013, lorsque les vastes manifestations du parc Gezi ont éclaté à Istanbul, l’une des principales chaînes d’informations diffusait un documentaire sur les pingouins plutôt que de couvrir les manifestations. Des journalistes ont perdu leur emploi parce qu’ils avaient mécontenté les autorités. Des organes de presse qui critiquaient les autorités ont été repris et leur ligne éditoriale a été modifiée pour être plus complaisante à l’égard du gouvernement.

Aujourd’hui, plus de 120 journalistes et autres professionnels des médias sont emprisonnés et des milliers d’autres ont perdu leur emploi en raison de la fermeture de plus de 180 organes de presse. Le journalisme indépendant est au bord du gouffre en Turquie. La peur d’aller en prison pour avoir critiqué les autorités est palpable : les articles des journaux et les programmes de discussion de l’actualité, très populaires en Turquie, ne comptent plus d’opinions dissidentes et les points de vue ne sont pas très variés.

La Turquie dans notre rapport annuel 2017-2018

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La répression des médias en chiffres

1/3
C’est la part des journalistes emprisonnés dans le monde qui étaient détenus en Turquie en 2016
+ de 120
C’est le nombre de journalistes qui sont maintenus en détention depuis le début de la répression liée à la tentative de coup d’État
+ de 180
C’est le nombre d’organes de presse qui ont été fermés depuis la tentative de coup d’État
2 500
C’est le nombre de journalistes qui ont perdu leur emploi

Kadri Gürsel : condamné à deux ans et six mois de prison

Le journaliste chevronné Kadri Gürsel est l’une des neuf personnes qui travaillaient pour le journal Cumhuriyet et qui ont été emprisonnées en novembre 2016. Il est journaliste depuis 30 ans et est spécialisé dans les relations internationales. Il avait été enlevé par le PKK en 1995 et avait été détenu pendant 26 jours. Il avait ensuite publié un livre sur son expérience intitulé Dağdakiler (« Ceux des montagnes »).

Il a été accusé d’infractions liées au terrorisme en raison d’un article intitulé « Erdoğan veut être notre père » qu’il avait rédigé en juillet 2016, peu de temps avant la tentative de coup d’État.
« S’il existait des éléments de preuve appuyant les accusations portées contre nous, le procès aurait déjà commencé […] Le temps passe et notre emprisonnement devient une sanction. » (Kadri Gürsel, dans une lettre adressée à l’Association des journalistes de Turquie, le 25 janvier 2017). Dans l’article, Kadri Gürsel écrivait qu’Erdoğan voulait s’imposer de force à la population et suggérait que la façon de lutter contre cela était de le rejeter et se rebeller, à l’instar de ce qu’il s’est passé en Tunisie, lorsque Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, déclenchant une révolution qui avait mené au renversement de Ben Ali, l’ancien président de Tunisie. Kadri Gürsel a déclaré au tribunal que l’article était écrit sur le ton de l’humour noir.
«  Mon mari paie le prix fort pour avoir exprimé son opinion. Notre fils de 10 ans n’a vu son père qu’une fois depuis que Kadri a été emprisonné, la seule fois où nous avons eu une visite libre. Il ne comprend pas pourquoi tout cela nous arrive. » (Nazire Gürsel, la femme de Kadri Gürsel)

En septembre 2017, Kadri Gürsel a été libéré sous caution le temps de son procès mais un tribunal de première instance l’a condamné en appel à une peine de 2 ans et 6 mois de prison en février 2019.

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Kadri Gürsel
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Ahmet Altan

Ahmet Altan incarcéré le 23 septembre 2016, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité le 16 février 2018

Ahmet Altan est un écrivain et ancien rédacteur en chef du journal Taraf, qui a depuis été fermé. En septembre 2016, il a été placé en détention avec son frère Mehmet Altan, un universitaire et commentateur. Ils étaient accusés d’avoir « envoyé des messages subliminaux » aux putschistes pendant un débat télévisé la veille de la tentative de coup d’État.
Ahmet Altan a été libéré 12 jours plus tard, seulement pour être de nouveau placé en détention le lendemain pour « appartenance à une organisation terroriste » et « tentative de renverser le gouvernement ». En prison, Ahmet Altan ne peut entretenir aucune correspondance écrite avec le monde extérieur et il ne peut s’entretenir avec ses avocats que de manière limitée et surveillée.

« À ma connaissance, la loi se base sur des faits. Elle identifie un acte comme une infraction et présente des preuves. Je fais l’objet de terribles accusations qui ne sont pas appuyées par la moindre preuve. » (Ahmet Altan, lors de sa déclaration au tribunal)

L’avocat d’Ahmet Altan, Veysel Ok, a déclaré à Amnesty International : «  Les frères Altan ont été placés en détention, je pense délibérément, la veille des vacances de l’Aïd. Le procureur était ensuite en congé pendant 12 jours, et rien ne pouvait donc être fait pour contester cette décision. Je n’ai pas pu voir mes clients pendant les cinq premiers jours. »

Le 16 février 2018 Ahmet Altan, son frère Mehmet Altan, la journaliste Nazlı Ilıcak et 3 autres personnes ont été condamnés à la prison à perpétuité pour avoir tenté de « renverser l’ordre prévu par la Constitution de la République de Turquie ou de le remplacer par un autre ordre ou d’avoir entravé son fonctionnement pratique au moyen de la force et de la violence »" à l’issue d’un procès inique. Ils n’ont fait que leur travail de journaliste. Cette condamnation intervient alors que la Cour Constitutionnelle Turque avait ordonné en janvier la remise en liberté de Mehmet Altan pour violation notamment du droit à la liberté d’expression. Le Tribunal Pénal d’Istanbul qui l’a condamné avait refusé de se soumettre à cette décision.

Des médias contraints au silence

Imaginez un instant un monde sans presse libre. Comment serait-ce ?

Des informations limitées sur le monde qui nous entoure. Un accès limité aux analyses diverses. Une capacité limitée à amener les institutions et les gouvernements à rendre des comptes de manière transparente et ouverte.

Comment votre perception de vous-même dans le monde serait-elle affectée si vous ne saviez pas ce qui se passe autour de vous ? Comment exprimeriez-vous vos opinions sur les événements et les différentes questions de société si vous ne pouviez pas avoir accès aux connaissances, aux opinions et aux analyses d’autres personnes ?

Avoir une presse libre est essentiel au bon fonctionnement d’une société pluraliste. C’est un moyen essentiel d’assurer l’exercice de la liberté d’expression, et notamment du droit de rechercher et de recevoir des informations et des idées de toutes sortes. La liberté de la presse est indispensable pour amener les puissants à rendre des comptes pour leurs actions.

La presse indépendante turque est agonisante, mais elle est gravement blessée. Cette répression doit cesser. Les journalistes et autres professionnels des médias en détention provisoire prolongée et punitive doivent être libérés. Le journalisme n’est pas un crime : les personnes qui exercent cette profession doivent avoir le droit de travailler.

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© Mustafa Ozer/AFP/Getty Images
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