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Le péché de la torture et Guantánamo

Par Jason D. Wright, vétéran de l’armée américaine et avocat des droits de l’homme. En août 2014, l’armée américaine l’a placé devant un dilemme moral qui l’a contraint à démissionner. Pour plus d’informations, visionnez le documentaire du New York Times : The Case Against Torture.

Les principes énoncés dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme ont résisté aux nouveaux défis auxquels l’espèce humaine doit se confronter : « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Plus qu’une simple aspiration, ces mots sont les fondements d’un monde juste. Ils ont donc été gravés dans de grands traités comme la Convention contre la torture, dont on vient de célébrer les trente ans.

Mais nous ne pouvons pas célébrer tous les anniversaires. Le 11 janvier 2015, cela fera 13 ans que le centre de détention américain de Guantánamo Bay a ouvert ses portes. Au fil de mon expérience en tant qu’officier de l’armée américaine et qu’avocat, j’ai pu constater par moi-même que Guantánamo Bay ne reposait pas sur les fondements de la justice, mais sur le péché originel de la torture.

Au total, 779 hommes et jeunes hommes musulmans ont été emprisonnés à Guantánamo Bay. Beaucoup se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment et ont été capturés en Afghanistan ou ailleurs, sur la base de faux renseignements et de paiements en espèces à des informateurs secrets. Constatant que des individus innocents avaient été pris dans ce système de primes, les administrations de George W. Bush et de Barack Obama en ont libéré environ 650. Pourtant, à ce jour, 132 hommes sont encore retenus dans cette colonie pénitentiaire isolée. 63 des prisonniers actuels ont été déclarés libérables depuis plusieurs années mais y demeurent encore. 36 autres ont été condamnés à une détention illimitée faute de preuves suffisante pour permettre de les juger, les États-Unis les considérant comme trop dangereux pour être libérés. Les derniers détenus sont traduits en justice par un mécanisme de commissions militaires en plein effondrement.

Le 11 septembre 2001, j’étais étudiant en première année de droit à la George Mason University School of Law à Arlington, en Virginie, tout près du Pentagone. Après le crash de l’avion, nous pouvions voir au loin la fumée qui se dégageait du Pentagone. En 2005, après avoir obtenu mon diplôme de droit, je me suis engagé dans l’armée américaine comme juge-avocat pour servir mon pays. En tant qu’avocat militaire, j’ai effectué deux périodes de service en Allemagne et une dans le nord de l’Irak pendant le renforcement des troupes dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Au cours de cette période, j’ai servi plusieurs fonctions, du conseiller juridique auprès de commandants et de leurs unités au représentant de soldats qui faisaient l’objet d’accusations criminelles devant des tribunaux militaires. En 2011, le Pentagone m’a affecté à un poste d’avocat commis d’office pour les détenus de Guantánamo Bay qui comparaissaient devant les commissions militaires. Ce poste était la version militaire de celui d’avocat public.

Pendant trois ans, mon devoir a consisté à aider deux de ces détenus dans l’éventualité où ils seraient un jour jugés. Cette tâche comprenait une enquête et la recherche de tous les faits possibles qui pourraient leur épargner la peine de mort s’ils venaient à être condamnés. Bien qu’étant engagé comme officier militaire et payé par l’État américain, un avocat commis d’office dans le système judiciaire américain doit représenter ses clients et non le gouvernement qui engage les poursuites. C’était mon devoir, non seulement en tant qu’avocat mais aussi en tant qu’officier militaire. J’avais prêté serment de défendre la Constitution contre tous les ennemis, qu’ils soient étrangers ou internes.

J’ai appris que les deux hommes que je représentais avaient subi de graves violations perpétrées par les agents de l’État américain. L’un d’entre eux, Khalid Cheikh Mohammed, a été incarcéré à Guantánamo pour avoir participé aux attentats du 11 septembre et risque la peine de mort. Dans le cadre de la politique actuelle, les informations relatives aux traitements qu’il a reçus dans les « sites noirs » sont tenues secrètes, à l’exception de celles qui ont été officiellement rendues publiques à ce jour : 183 sessions de simulation de noyade, 180 heures de privation de sommeil et des menaces de mort contre sa famille. Récemment, le monde entier a appris dans le rapport du Sénat américain sur la torture que M. Mohammed ainsi que d’autres détenus « de grande importance » avaient été victimes de sodomie, c’est-à-dire agressés sexuellement lors d’un supplice appelé « hydratation rectale ».

L’autre détenu que je représentais, Obaidullah, un jeune paysan afghan arrêté en 2002 par les forces de la coalition sur les indications d‘un informateur rémunéré, a été battu et forcé d’avouer sous la menace d’un couteau que les mines enfouies (datant de l’époque soviétique) qui avaient été retrouvée près des terres de sa famille étaient les siennes. Cet « aveu » l’a directement envoyé à Guantánamo Bay. Amnesty International a publié un rapport sur ce cas et noté que « l’expérience d’Obaidullah illustre les nombreuses violations des droits de l’homme perpétrées par les Etats-Unis. » Il termine actuellement sa douzième année de détention sans aucune inculpation, aucun procès et aucun espoir de retrouver son épouse et sa fille de douze ans. Obaidullah n’a jamais connu sa fille, qui est née quelques jours après son arrestation. Comme son père, elle est intelligente, pleine d’esprit et de compassion. Elle lit les poèmes de son père et regarde des photos de lui, mais elle aussi a perdu tout espoir de le retrouver un jour.

À cause de ce péché originel de la torture, dont Guantánamo Bay est le symbole, nous assistons à une attaque envers nos valeurs universelles et l’état de droit. Quand j’ai commencé à travailler en tant que juge-avocat, j’ai découvert que l’État américain avait dissimulé ses actes de torture grâce à un moyen simple : en classant secrètes toutes les déclarations des victimes. À ma connaissance, il n’existe aucun pays au monde, hormis les États-Unis, qui décide que chaque mot, déclaration ou soupir d’un détenu doive être classé top secret. Dans le cas d’Obaidullah, l’État américain exige de ses avocats qu’ils disposent d’une habilitation de sécurité de niveau « secret ». Mais dans celui de Khalid Cheikh Mohammed et des autres « détenus de grande importance », chaque mot qui sort de leur bouche a été « présumé classé » secret-défense.

En plus de faire taire les victimes, cette forme de torture a également touché les commissions militaires de Guantánamo qui, au regard de l’opinion internationale, sont injustes, iniques et illégitimes. Il suffit de se pencher sur les cas de condamnations à mort liées au 11 septembre et dont le procès est en cours depuis mai 2012. Des rapports publics et des contestations judiciaires ont été diffusés concernant de nombreuses violations des procédures régulières : notamment des dispositifs d’écoute dissimulés dans les détecteurs de fumée des salles de réunion entre avocats et détenus ; la tentative d’un agent du FBI de recruter un informateur secret au sein de l’équipe de défense ; la saisie et l’examen de communications enregistrées entre un détenu et son avocat par un surveillant pénitentiaire ; la disparition de fichiers informatiques et de courriels appartenant à une équipe de la défense ; la découverte de la capacité unilatérale de la CIA d’interrompre les transmissions audio et vidéo des séances pour les observateurs publics, et à surveiller les communications confidentielles de la salle d’audience de la Commission par le biais de microphones placés sur la table des avocats.

Ces tentatives de dissimulation de la torture ont corrompu l’intégralité du processus et fini par porter plus que jamais atteinte au secret professionnel entre avocat et client, au droit à une procédure régulière et à un procès équitable. Et cela ne concerne que les détenus qui ont droit à un procès. Bien d’autres encore, comme Obaidullah, sont détenus sine die depuis 13 ans sans aucune inculpation ni date de comparution.

Nous, citoyens du monde, ne devons pas commettre le péché du silence. Un jour, le pasteur Martin Luther King, grand leader et humaniste américain, a proclamé « Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier ». En ce treizième anniversaire de la naissance de Guantánamo Bay, revendiquez votre voix, défiez l’injustice.

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