La Tunisie abuse des pouvoirs de l’état d’urgence

La récente vague d’arrestations et de condamnations à de lourdes peines d’emprisonnement, à Gabès, ayant visé des personnes accusées d’avoir « enfreint le couvre-feu » à la suite de mouvements de protestation dénonçant le chômage des jeunes montre une fois de plus que la législation sur l’état d’urgence est appliquée de façon répressive, a déclaré Amnesty International le 17 février 2016.

Le 10 février, le tribunal de première instance de Gabès a condamné quelque 37 hommes accusés d’avoir « enfreint le couvre-feu » à des peines allant d’un à trois ans d’emprisonnement. Selon certains des avocats, ces hommes ont été arrêtés dans plusieurs lieux situés à Gabès et dans ses environs, dans la soirée du 22 janvier 2016 après l’instauration dans tout le pays ce jour-là d’un couvre-feu entre 20 heures et cinq heures du matin, à la suite de manifestations et d’émeutes liées au taux de chômage élevé. Trois personnes âgées de moins de 18 ans, également arrêtées au cours de cette même nuit, ont été remises en liberté sur décision du tribunal le 25 janvier afin qu’elles puissent étudier pour leur examen de fin de cycle.

Les 37 hommes condamnés, au nombre desquels figurent des manifestants, ont été arrêtés et jugés sur la base de la législation de 1978 sur l’état d’urgence. Des avocats ont dit à Amnesty International qu’ils ont tous été condamnés à une année d’emprisonnement pour avoir « enfreint le couvre-feu », et qu’ils font appel de cette condamnation. Une audience d’appel devrait avoir lieu au cours des prochaines semaines. Certains de ces hommes ont en outre été déclarés coupables d’avoir brûlé le drapeau de la Tunisie, manifesté sans autorisation, endommagé des biens privés et publics, d’état d’ébriété sur la voie publique et de trouble à l’ordre public.

Parmi ces hommes figure Borhen al Qasmi, dirigeant d’une coalition de partis politiques de gauche nommée Front populaire. Ce militant politique connu dans la région a été arrêté sous le régime de l’ancien président Ben Ali pour son appartenance au Parti ouvrier communiste tunisien (PCOT) et ses activités au sein de cette formation qui était alors interdite.

L’avocat de Borhen al Qasmi a dit à Amnesty International qu’il a été arrêté par les forces de sécurité le 23 janvier, vers 12 h 30, non loin de son domicile dans la banlieue de Gabès, et condamné à un an d’emprisonnement pour avoir « enfreint le couvre-feu ».

Il a été condamné à 30 jours de prison supplémentaires pour trouble à l’ordre public et état d’ébriété sur la voie publique, alors même qu’il n’a, selon son avocat, pas été soumis à un éthylotest. Son frère a dit à Amnesty International que Borhen al Qasmi est sorti de chez lui après le couvre-feu pour calmer des jeunes hommes qui manifestaient ce jour-là pour protester contre le taux de chômage élevé et pour veiller à ce que les manifestations restent pacifiques.

Amnesty International appelle les autorités tunisiennes à remettre en liberté immédiatement et sans condition toute personne placée en détention uniquement parce qu’elle a exercé de façon pacifique son droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique. La législation sur l’état d’urgence ne doit être utilisée ni pour réprimer les manifestations pacifiques ni pour restreindre indument d’autres droits.

Dans une autre affaire suivie par Amnesty International, Mohamed Fathi Karim, un étudiant en tourisme de 24 ans, a lui aussi été condamné à un an d’emprisonnement pour avoir « enfreint le couvre-feu ». Il a en outre été condamné à trois mois et 15 jours de prison supplémentaires pour état d’ébriété sur la voie publique et pour avoir manifesté sur la voie publique, entravé la circulation et jeté des objets. La mère de Mohamed Fathi Karim a dit à Amnesty International qu’il a été arrêté alors qu’il revenait du marché, où il travaille le soir pour aider sa famille à subvenir à ses besoins. Lorsqu’elle l’a appelé à 20 h 20, il a dit qu’il était tout près de la maison, mais quand elle a voulu le rappeler 10 minutes plus tard, son téléphone était éteint. Elle est allée se renseigner à son sujet au poste de police tôt le lendemain matin, et on lui a dit dans un premier temps qu’il serait rapidement remis en liberté, mais quand elle y est retournée pour aller le chercher, on lui a alors annoncé qu’il avait été transféré au tribunal.

La Tunisie doit remettre en liberté toute personne détenue arbitrairement au titre de la législation sur l’état d’urgence, et cesser de poursuivre en justice les personnes qui ne mènent pas d’activité menaçant l’ordre public.

Le fait de priver des personnes de leur liberté pour une année ou plus simplement parce qu’elles ont « enfreint le couvre-feu » ne représente pas une réponse adéquate par rapport à la menace à laquelle les autorités sont confrontées, a déclaré Amnesty International.

Amnesty International appelle les autorités tunisiennes à recourir à l’état d’urgence d’une manière qui restreigne le moins possible les droits des personnes. Le droit international relatif aux droits humains accorde certes aux États le droit de soumettre les droits des personnes à certaines restrictions dans des circonstances exceptionnelles dans le contexte d’un état d’urgence déclaré, mais ces mesures doivent toujours se limiter à ce qui est strictement nécessaire pour répondre aux exigences d’une situation d’urgence, et elles ne doivent jamais être appliquées de façon discriminatoire.

Complément d’information

Les manifestations ont débuté à Kesserine le 16 janvier 2016 après l’électrocution d’un jeune homme qui était monté sur un poteau pour protester contre son retrait d’une liste d’embauches dans la fonction publique. Elles se sont rapidement propagées dans d’autres régions marginalisées du pays, et ont parfois dégénéré en de violents affrontements entre des manifestants et les forces de sécurité. Dans certains cas, de jeunes manifestants ont brûlé des pneus et bloqué des rues, ou encore tenté d’attaquer des bâtiments du gouvernement, et les forces de sécurité ont répliqué en utilisant des gaz lacrymogènes et des canons à eau.

Selon les autorités tunisiennes, à la date du 25 janvier, quelque 1 105 personnes avaient été arrêtées, dont 538 personnes accusées de pillage ; 523 autres personnes ont été arrêtées uniquement pour avoir enfreint le couvre-feu, mais des avocats ont dit que beaucoup d’entre elles avaient été relâchées après avoir payé une amende. Toutefois, selon les informations dont dispose Amnesty International, des manifestants figurent également parmi les personnes arrêtées à travers le pays.

Depuis le 24 novembre 2015, date à laquelle l’état d’urgence a pour la deuxième fois été instauré cette année-là, à la suite de la mort de 12 membres de la garde présidentielle dans une attaque meurtrière perpétrée dans le centre de Tunis, les autorités tunisiennes ont procédé à des milliers d’arrestations et de descentes, notamment des perquisitions à domicile, sans mandat judiciaire. Elles ont également placé des centaines de personnes en résidence surveillée.

Le décret présidentiel de 1978 réglementant l’état d’urgence accorde au ministère de l’Intérieur de larges pouvoirs, y compris le pouvoir de restreindre l’exercice du droit de circuler librement, de suspendre toutes les grèves et manifestations, d’interdire et disperser tous les rassemblements considérés comme menaçant l’ordre public, et de prononcer l’assignation à résidence de toute personne dont l’activité est jugée dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics. Il permet aussi d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit, et de prendre des mesures pour contrôler et censurer les médias. L’état d’urgence a été prorogé le 22 décembre 2015 pour deux mois, et il expire en principe le 21 février.

La Constitution tunisienne permet également au président de prendre des mesures d’exception en cas de danger imminent menaçant l’intégrité ou la sécurité nationales ou l’indépendance du pays. De telles mesures ne doivent toutefois être imposées que pour une période qui doit être la plus brève possible afin d’assurer le fonctionnement normal de l’autorité publique, et elles ne doivent pas porter atteinte aux droits fondamentaux qui ne peuvent être restreints en aucune circonstance, ni restreindre arbitrairement des droits qui peuvent être limités de façon temporaire en cas de véritable situation d’urgence.

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