Communiqué de presse

La décision de la Cour dans l’affaire du massacre de Kilwa prive du droit à réparation les victimes d’atteintes aux droits humains imputables aux entreprises

Amnesty International déplore vivement la récente décision rendue par la Cour d’appel du Québec au Canada de décliner sa compétence concernant l’examen d’une action collective (class action) intentée au nom de citoyens congolais contre la compagnie canadienne Anvil Mining Limited, pour les graves violations des droits humains perpétrées lors du « massacre de Kilwa » en 2004.

Le 25 janvier 2012, la Cour d’appel du Québec a infirmé la décision du juge de la Cour supérieure Benoît Emery qui avait statué que les liens avec le Québec étaient suffisants pour établir la compétence du Québec et avait ainsi permis à la procédure de se poursuivre, afin que la teneur des accusations puisse être examinée .

Dans sa décision, le juge Benoît Emery précisait :
« En fait, à ce stade-ci des procédures, tout indique que si le tribunal rejetait l’action sur la base de l’article 3135 C.c.Q., [qui autorise la Cour à décliner sa compétence si elle estime qu’une autre autorité est mieux à même de trancher], il n’existerait aucune autre possibilité pour les victimes de se faire entendre par la justice civile. »

La décision du tribunal de première instance avait fait naître l’espoir chez les survivants du massacre de Kilwa de faire entendre leur histoire et d’obtenir enfin justice. Cependant, le jugement de la Cour d’appel du Québec a anéanti ces espoirs et constitue un revers cuisant dans leur lutte pour obtenir justice et des réparations suffisantes. Dans le recours collectif déposé au Québec par l’Association canadienne contre l’impunité (ACCI), Anvil Mining est accusée d’avoir contribué à de graves violations des droits humains commises par l’armée congolaise, notamment au massacre de plus de 70 personnes en République démocratique du Congo (RDC) en 2004. L’ACCI réclame des indemnisations à la compagnie.

Selon l’ACCI, en octobre 2004, Anvil Mining a fourni des camions, des chauffeurs et autre appui logistique à l’armée congolaise pour l’aider à contrer une tentative menée par un petit groupe de rebelles pour s’emparer de la ville de Kilwa, un port clé pour les activités d’Anvil Mining. Au cours de cette opération, de graves atteintes aux droits humains ont été perpétrées par les militaires contre la population civile. Des véhicules d’Anvil Mining auraient transporté des soldats congolais, ainsi que des civils qui ont été emmenés hors de la ville et exécutés par les soldats. L’ACCI assure également qu’Anvil Mining a autorisé les militaires à utiliser des avions loués par l’entreprise pour atteindre Kilwa depuis Lubumbashi, capitale de la province du Katanga.

« Le soutien matériel d’Anvil a permis à l’armée congolaise d’atteindre très rapidement la ville reculée de Kilwa, où elle s’est ensuite livrée à des exactions généralisées contre la population civile », a expliqué Tricia Feeney, présidente de l’ACCI. Anvil Mining a rejeté toute accusation de délit et affirme que le soutien logistique a été réquisitionné par les autorités.

Dans son jugement, la Cour d’appel du Québec a conclu que les conditions énoncées dans le Code civil du Québec à l’article 3148(2) n’étaient pas satisfaites eu égard à la compétence. Elle a accepté les arguments d’Anvil Mining selon lesquels le litige n’était pas lié aux activités de la compagnie au Québec, puisqu’elle n’avait pas d’établissement au Québec au moment du massacre de Kilwa, et que ses activités au Québec n’étaient pas liées à la gestion de la mine en RDC. En outre, la Cour d’appel a conclu que l’ACCI n’avait pas apporté la preuve de l’impossibilité pour les victimes d’accéder à la justice devant une autre juridiction. Ces affirmations sont en contradiction avec les conclusions du premier juge, qui avait établi que la principale sinon la seule activité d’Anvil Mining était l’exploitation de la mine en RDC, que le rôle de son directeur basé au Québec était forcément lié à l’exploitation de la mine en RDC et qu’il n’existait aucun autre forum viable pour que les victimes du massacre de Kilwa se fassent entendre.

Leurs précédentes tentatives visant à obtenir justice en RDC et en Australie se sont heurtées à des obstacles considérables et ont finalement échoué. Que la Cour d’appel laisse entendre que les victimes devraient déposer un recours dans l’une ou l’autre de ces juridictions est très éloigné de la réalité à laquelle elles sont confrontées. Après avoir consacré beaucoup de temps et déployé d’innombrables efforts et ressources pour intenter une action judiciaire au Canada, on ne peut de manière réaliste attendre des villageois démunis qu’ils entament une nouvelle procédure.

L’action au Canada fait suite à un procès militaire controversé en RDC. En 2006, un procureur militaire congolais a inculpé neuf soldats congolais de crimes de guerre et trois anciens employés expatriés de la société minière de complicité de crimes de guerre. Au terme d’un procès entaché de nombreuses irrégularités, en juin 2007, le tribunal militaire a acquitté tous les accusés.


Louise Arbour,
haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme à cette époque, a alors fait une déclaration publique dans laquelle elle affirmait :

« Je suis préoccupée par les conclusions du tribunal disant que les événements de Kilwa sont la conséquence accidentelle des combats, malgré la présence au cours du procès de témoins oculaires et de preuves matérielles qui démontrent de façon convaincante que de graves violations des droits de l’homme ont été commises délibérément. »

En février 2008, les victimes se sont vues refuser le droit d’interjeter appel en RDC.

Dans son recours collectif, l’ACCI a décrit l’action limitée entreprise en Australie et les obstacles rencontrés par les victimes, notamment la difficulté de trouver des avocats désireux et capables de défendre leur dossier.

Selon le rapport mapping des Nations unies publié en 2010, l’affaire Kilwa a démontré les difficultés à prouver la responsabilité juridique des entreprises privées dans la commission de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire.

Tout en tirant profit d’activités lucratives à l’étranger, les sociétés multinationales peuvent échapper à leur responsabilité juridique en exploitant les nombreux obstacles qui jalonnent la quête de justice des victimes de violations des droits humains dans lesquelles ces entreprises sont impliquées. Les sociétés poursuivies dans de telles affaires soulèvent régulièrement des objections juridictionnelles pour que les poursuites engagées contre elles soient classées sans suite par les tribunaux de leur pays. Elles insistent bien souvent pour que les affaires soient renvoyées devant les juridictions de l’Etat hôte, sachant qu’une requête aura peu – ou moins – de chances d’y aboutir.
Les lois et leur interprétation par les tribunaux dans les États d’origine sont souvent limitées et n’ont pas évolué jusqu’à garantir que les entreprises respectent les normes internationales relatives aux droits humains partout où elles ont des activités. L’interprétation étroite des principes juridiques par les tribunaux lors de l’établissement de la compétence constitue un obstacle de taille pour les victimes d’atteintes aux droits fondamentaux lorsqu’elles cherchent à obtenir justice dans les pays d’origine des entreprises concernées. En outre, est alors ignorée l’obligation qui incombe à ces États de garantir que ces victimes aient accès à des recours utiles. Cela va à l’encontre des préoccupations globales quant à l’accès à la justice et à des recours pour les atteintes aux droits humains et met en évidence les lacunes des normes internationales en matière de responsabilité des entreprises envers ces droits. Il convient de mettre l’accent sur les obstacles auxquels se heurtent les victimes de graves violations.

Les tribunaux ont un rôle vital à jouer : combler les lacunes en matière de responsabilisation. Lorsque les tribunaux des pays d’origine ferment leurs portes aux victimes étrangères de violations commises par les entreprises, ils prennent le risque de barrer toutes les voies réalistes leur permettant de réclamer réparation. Dans les cas d’atteintes présumées, les décisions concernant la compétence doivent se fonder avant tout sur des considérations liées aux droits humains, en se demandant notamment dans quelle mesure les demandeurs ont réellement une chance d’avoir accès à la justice et d’obtenir de justes réparations auprès d’autres autorités. Si le juge qui évalue la compétence ne met pas en balance ces éléments, il n’est pas surprenant que les autres instances, pourtant jugées appropriées, se révèlent inaptes à accorder justice et réparation aux victimes d’atteintes aux droits humains imputables aux entreprises.

Les affaires de la fuite de gaz toxique à Bhopal en Inde et de la rupture d’une digue de la mine d’or d’Omai au Guyana illustrent parfaitement les cas où les accusés ont pu se soustraire à la justice en faisant valoir que leurs juridictions nationales n’étaient pas compétentes. Dans l’affaire d’Omai, la Cour du Québec a statué qu’elle avait toute compétence pour l’examiner, mais se devait néanmoins de décliner cette compétence au motif que les tribunaux canadiens ne représentaient pas la meilleure option pour connaître de l’affaire. Le tribunal a accepté l’argument du défendeur selon lequel le Guyana était le forum le plus approprié, faisant fi des témoignages qui soulignaient que le refus des tribunaux canadiens de se déclarer compétents se traduirait par un déni de justice pour les demandeurs. Au Guyana, les demandeurs se sont heurtés à de pénibles obstacles et à de graves déficiences ; finalement, les requêtes déposées là-bas ont été rejetées.

Dans l’affaire de Bhopal, les tribunaux américains ont estimé que le test de « l’équilibre des intérêts » penchait en faveur de l’Inde, où se trouvaient les preuves et les témoins, et qu’elle était donc le forum le plus approprié. Un recours a ensuite été déposé en Inde, mais il n’a pas permis d’accorder aux victimes des réparations équitables et satisfaisantes, en temps voulu. Bien que le gouvernement indien ait à l’origine réclamé 2,5 milliards d’euros de dommages et intérêts, il a fini par signer un accord avec l’entreprise UCC pour la somme beaucoup plus modique de 358 millions d’euros, montant considéré comme largement insuffisant.

Tant que ces obstacles ne seront pas reconnus et qu’il ne faudra pas rendre des comptes, les lacunes en termes de responsabilisation pour les atteintes aux droits humains imputables aux entreprises prévaudront. Les entreprises ne sauraient se servir de leur dimension multi-juridictionnelle et de leurs structures juridiques complexes pour se soustraire à la justice. Les tribunaux doivent leur adresser un message clair : elles ne jouiront d’aucune immunité si elles prennent part à de graves violations des droits humains ou en tirent profit. La priorité absolue doit être accordée au fait de rendre justice aux victimes et à leurs familles.

D’après ce que sait Amnesty International, les victimes du massacre congolais vont poursuive leur action devant la Cour suprême du Canada. L’organisation étant favorable à un accès renforcé à des recours en cas de violations des droits humains imputables aux entreprises, elle continuera de suivre de près cette affaire. Nous sommes convaincus que les victimes du massacre de Kilwa finiront par obtenir justice.

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