Justice doit être rendue aux victimes de disparitions forcées

Le Sri Lanka ne rompra pas avec son passé violent tant qu’il ne reconnaîtra pas le cruel chapitre des disparitions forcées et ne rendra pas justice aux 100 000 familles plongées dans l’attente depuis des années, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport qui révèle les cicatrices durables d’un conflit que le monde a oublié.

Ce rapport, intitulé “Only Justice can heal our wounds”, sera rendu public par le secrétaire général de l’organisation Salil Shetty lors d’une rencontre avec des familles de disparus à Mannar, dans le nord du Sri Lanka.

Il raconte l’histoire des proches, dont de nombreuses femmes, qui mènent depuis des années une quête de vérité et de justice. Confrontés à d’incessants blocages, ils ont été induits en erreur quant au sort de leurs proches disparus, soumis aux menaces, à la diffamation et à l’intimidation, et ont subi l’ignominie de procès différés et de procédures retardées pour obtenir vérité et justice.

« Aucun village au Sri Lanka n’est indemne du traumatisme des disparitions forcées. La plupart des habitants du pays souffrent de l’absence d’un proche ou connaissent quelqu’un dont c’est le cas. Ils attendent depuis des années, voire des décennies, de savoir enfin ce qu’il est advenu de leurs proches. Tant que ces victimes n’auront pas obtenu justice, le pays ne pourra entamer son travail de guérison, encore moins avancer vers un avenir plus prometteur », a déclaré Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International.

Malgré des engagements internationaux visant à mettre un terme à l’impunité pour les disparitions forcées, qui peuvent constituer des crimes contre l’humanité lorsqu’elles sont généralisées et systématiques, les autorités n’ont pas enquêté sur ces cas, n’ont pas identifié le lieu où se trouvent les victimes ni le sort qui leur a été réservé, ni poursuivi en justice les auteurs présumés de ces crimes.

La Loi relative à la prévention du terrorisme a largement contribué aux disparitions forcées. Autorisant la détention au secret et la détention secrète, elle soustrait les citoyens à la protection de la loi et les expose à des violations des droits humains, notamment à la torture et aux disparitions forcées.

« Le Sri Lanka doit mettre les victimes au cœur du processus de réconciliation. Les autorités doivent entendre leurs requêtes et les mettre en œuvre. Le gouvernement actuel a pris des mesures encourageantes pour reconnaître la nécessité de mettre un terme à l’impunité, mais il ne peut faire attendre les victimes plus longtemps. Elles ont déjà trop attendu. Si le Sri Lanka veut rompre avec son passé violent, il doit répondre aux demandes des victimes en termes de justice, de vérité et de réparations, et mettre en place des garanties de non-répétition », a déclaré Salil Shetty.

Une incessante quête de justice

L’un des cas présentés dans le rapport est celui de Sandya Eknaligoda, dont l’époux, Prageeth, a « disparu » le 24 janvier 2010 et n’est jamais réapparu. Prageeth Eknaligoda était un dessinateur de presse politique, connu pour dénoncer les atteintes aux droits humains et la corruption au sein du gouvernement alors en place.

La persévérance de Sandya Eknaligoda a permis de mettre au jour certains éléments qui indiquent que des membres des services du renseignement militaire ont sans doute été impliqués dans la disparition de son époux. Depuis qu’elle a porté plainte, elle a comparu au moins 90 fois devant les tribunaux. À chaque fois, elle est en butte à des manœuvres de harcèlement. Elle a déclaré à Amnesty International que l’an dernier, un éminent membre de l’organisation bouddhiste Bodhu Bala Sena et d’autres moines ont fait irruption dans le tribunal d’Homagama et l’ont menacée. Le groupe l’a calomniée en l’accusant de soutenir les Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE).

En 2011, l’ancien procureur général a déclaré au Comité contre la torture de l’ONU que l’époux de de Sandya Eknaligoda n’avait pas été enlevé, mais avait fui le pays. Lorsqu’il a été convoqué au tribunal pour s’expliquer sur cette affirmation, il a allégué que sa mémoire lui faisait défaut et qu’il ne se souvenait plus d’où provenait cette information.

Sandya a poursuivi sa campagne, écrivant à des dirigeants sri-lankais, distribuant des appels devant le Parlement, organisant des veillées et incitant d’autres épouses de disparus à faire entendre leurs voix et à se joindre à sa quête de justice. Elle a porté l’affaire devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, mais n’a obtenu que peu d’avancées. En 2015, une enquête a révélé que Prageeth avait été détenu dans des camps militaires. Depuis, la procédure est au point mort.

Une histoire cruelle

D’après les estimations d’Amnesty International, depuis les années 1980, au moins 60 000 et jusqu’à 100 000 personnes ont été victimes de disparitions forcées au Sri Lanka. Parmi les victimes figurent de jeunes Cingalais, que les escadrons de la mort du gouvernement ont tué ou fait disparaître parce qu’ils étaient soupçonnés d’entretenir des liens avec des mouvements gauchistes, en 1989 et 1990. Figurent également des Tamouls soupçonnés d’être liés aux Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE), disparus aux mains de la police, de l’armée et des groupes paramilitaires durant le conflit qui a duré de 1983 à 2009. Enfin, des défenseurs des droits humains, des travailleurs humanitaires, des journalistes, des détracteurs du gouvernement et des dirigeants communautaires ont également été victimes de disparitions forcées.

En juin 2016, l’ancienne présidente Chandrika Bandranaike Kumaratunga, en fonction de 1994 à 2005, a admis avoir reçu au moins 65 000 plaintes pour disparition. D’après les estimations d’Amnesty International, le chiffre réel pourrait s’élever à 100 000 personnes. En effet, les citoyens qui ont vécu et continuent de vivre dans la peur et la méfiance vis-à-vis des autorités n’ont pas signalé tous les cas.

Aux termes du droit international, la disparition forcée recouvre l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi. Au Sri Lanka, de nombreux « enlèvements » ou « disparitions » sont imputables à des acteurs non-étatiques, notamment à des groupes armés.

Les disparitions forcées ont varié en termes de durée, d’ampleur et d’intensité selon les différentes phases du conflit. Ayant ratifié la Convention, le Sri Lanka a l’obligation d’enquêter sur toutes les allégations de disparitions et, lorsque des preuves suffisantes existent, de poursuivre en justice les auteurs présumés de ces crimes à tous les niveaux, dans le cadre de procédures équitables excluant tout recours à la peine de mort. Le gouvernement doit veiller à ce que les victimes et leurs familles puissent connaître la vérité et recevoir des réparations pleines et entières pour le préjudice subi.

La marche à suivre : vérité, justice, réparations et garanties de non-répétition

En octobre 2015, le gouvernement du Sri Lanka s’est engagé à mettre en œuvre des mécanismes et à instituer diverses réformes visant à ce que les victimes et leurs familles obtiennent vérité, justice, réparations et garanties de non-répétition des violations des droits humains commises par le passé. Dans ses communications publiques, le gouvernement du Sri Lanka parle de « réconciliation » en évoquant le processus global.

La détermination des familles des disparus et le fait que cette question touche l’ensemble de la population ont incité le gouvernement à s’occuper en premier lieu des disparitions. Toutefois, le processus est au point mort. En 2016, le Parlement sri-lankais a ratifié la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Cependant, un projet de loi visant à mettre en œuvre la Convention en érigeant la disparition forcée en infraction dans le Code pénal sri-lankais doit encore être débattu.

En 2016 également, le Parlement a adopté une loi portant création d’un Bureau des personnes disparues. Bien que cette mesure soit louable, le gouvernement n’a pas lancé de consultation s’adressant aux victimes et à la société civile, et n’a pas pris en compte leurs préoccupations relatives à cette loi, notamment au sujet des dispositions ambigües concernant le fait que les preuves recueillies par le Bureau pointant des responsabilités en matière de disparitions seraient ou non soumises aux autorités judiciaires. Le gouvernement a ainsi sapé la confiance de la population dans cette initiative. Le président n’a pas encore promulgué cette loi.

Lorsque le gouvernement a consulté des victimes, il n’a pas écouté ce qu’elles avaient à dire. Les consultations publiques sur la conception des mécanismes de justice, de vérité et de réparations ont généré plus de 7 000 contributions, émanant pour la plupart de familles de disparus. Toutefois, les représentants de l’État n’ont guère prêté attention aux conclusions et ont même dénigré le Groupe de travail qui avait organisé les consultations.

Pour aller de l’avant, le gouvernement sri-lankais doit :

 promulguer une loi inscrivant le crime de disparition forcée dans le droit national, conformément à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ;

 modifier et promulguer la Loi sur le bureau des personnes disparues, afin que ce Bureau soit institué sans plus attendre, en vue d’enquêter sur toutes les allégations de disparitions ; garantir son efficacité en veillant à ce qu’il soit doté d’une manière équitable, transparente et adéquate des moyens humains et financiers nécessaires ; veiller à ce qu’il soumette aux autorités judiciaires les preuves pointant les responsabilités s’agissant des disparitions ;

 lorsqu’il existe suffisamment d’éléments de preuve recevables, engager dans les meilleurs délais des poursuites contre les responsables présumés de disparitions, devant des tribunaux civils, dans le respect des normes d’équité des procès et sans recours possible à la peine de mort ;

 exclure l’application d’amnisties, d’immunités et d’autres mesures d’impunité aux personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes relevant du droit international ;

 reconnaître officiellement les conclusions et les recommandations du Groupe de travail sur la consultation et leur accorder la priorité ;

 veiller à ce que les victimes, notamment les familles des disparus, reçoivent des réparations pleines et effectives – notamment au moyen de mesures de restitution, d’indemnisation, de réadaptation et de réhabilitation – correspondant au préjudice subi ;

 abroger la Loi relative à la prévention du terrorisme et cesser de l’appliquer jusqu’à son abrogation ; abolir le système de détention administrative et veiller à ce que la législation qui viendra remplacer la Loi relative à la prévention du terrorisme soit conforme aux normes internationales ;

 libérer toutes les personnes détenues au titre de la Loi relative à la prévention du terrorisme ou soumises à d’autres formes de détention arbitraire ou secrète, à moins qu’elles ne soient inculpées d’une infraction dûment reconnue et placées en détention provisoire par un tribunal indépendant et constitué en bonne et due forme.

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