Cycle endémique d’impunité

Douze anciens détenus ont été abattus le 9 ou le 10 juin 2016, peu après une décision de la Cour suprême libyenne en faveur de leur « libération sous surveillance » de la prison d’al Baraka (plus connue sous le nom de prison d’al Ruwaimi), à Tripoli. Amnesty International demande aux autorités libyennes de tenir sans délai leur engagement, en enquêtant sur ces homicides, et de briser le cycle endémique de l’impunité en Libye, en amenant les responsables à rendre des comptes. Cette enquête doit être approfondie et impartiale et il faut la doter des pouvoirs et ressources nécessaires afin de garantir son efficacité.

Les corps des 12 hommes ont été abandonnés dans différents quartiers de la ville de Tripoli et retrouvés par des passants qui ont alerté les autorités. Ces hommes appartenaient à un groupe de 19 détenus devant être libérés le 9 juin, dont certains se trouvaient en détention provisoire depuis 2011. Ils étaient accusés d’avoir été membres de la garde révolutionnaire du gouvernement de Mouammar Kadhafi et d’avoir participé à la violente répression qui s’est abattue sur les manifestants lors du soulèvement de 2011 en Libye.

D’après l’un des proches des victimes, à la suite de l’annonce de la libération des détenus, les familles ont été contactées pour leur demander de fournir aux autorités le passeport de leurs proches, afin de procéder à leur libération. Toutefois, les prisonniers n’ont jamais été remis à leurs familles. L’un des proches interrogés par Amnesty International a affirmé que les autorités carcérales s’opposaient à leur libération. Il a déclaré : « Elles [les autorités carcérales] étaient mécontentes de la décision prise de les libérer, alors elles se sont arrangées pour qu’ils ne sortent pas de la prison vivants. »

Les cadavres des victimes, Othman al Wash, Mohamed al Wash, Marwan Anbiya, Wajdi Abugasim, Akram Nassr, Mohamed al Riyahi, Ashraf Lamloum, Mohamed Abdalati, Ali al Trabilsi, Salah al Swaai, Rabea al Snaid et Ali al Waar, ont été conduits à la morgue, au Centre médical de Tripoli, dans les jours qui ont suivi le 10 juin, après avoir été retrouvés en différents lieux et à différents moments à Tripoli. Selon une source du Centre médical de Tripoli, ils étaient tous criblés de balles sur tout le corps, y compris la poitrine et la tête, mais les mains et les pieds ne présentaient pas de traces de liens ni de torture. « Cela semble indiquer qu’ils n’étaient pas attachés et ignoraient sans doute le sort qui les attendait, a ajouté cette source. Ils ont tous été tués dans les 48 heures précédant le jour prévu de leur libération. »

Amnesty International n’est pas en mesure de vérifier les allégations largement relayées selon lesquelles ces hommes ont été torturés. L’une des victimes conduite à la morgue du Centre médical de Tripoli portait des marques sur le corps qu’un membre de sa famille a décrites comme des marques de torture, notamment des brûlures importantes et des traces de morsure de chien. Cependant, selon la source du Centre médical de Tripoli, ces marques pourraient résulter de la décoloration naturelle de certaines parties du corps après la mort, et être prises à tort pour des contusions.

L’Institution pénitentiaire et de réinsertion de la prison d’al Baraka à Tripoli dépend officiellement du ministère de la Justice. Le Gouvernement d’accord national soutenu par la communauté internationale, qui siège à Tripoli depuis le 30 mars 2016, étend peu à peu son autorité dans la capitale en reprenant les ministères de la Santé, de l’Intérieur, de l’Éducation et des Affaires étrangères. Il doit encore exercer pleinement son contrôle sur le ministère de la Justice.

Depuis 2011, Amnesty International a recensé plusieurs cas de détenus enlevés, arrêtés ou abattus à la suite de leur libération, par des milices opposées aux décisions de libération. Elle a constaté la prévalence de la torture et des mauvais traitements perpétrés en toute impunité dans les centres de détention contrôlés par les milices et les gouvernements successifs en Libye, y compris à la prison d’al Baraka. À sa connaissance, aucun individu soupçonné d’avoir commis de tels actes n’a été poursuivi en justice depuis la fin du conflit de 2011. Des milliers de personnes arrêtées en lien avec ce conflit sont toujours en détention, en violation des procédures légales. Nombre d’entre elles sont incarcérées sans inculpation ni jugement, sans examen judiciaire ni possibilité de consulter un avocat.

L’homicide des 12 hommes met en lumière le règne de l’anarchie en Libye. L’effondrement de l’autorité centrale et l’absence de maintien de l’ordre et d’un système judiciaire fonctionnel ont engendré un climat d’impunité généralisée qui permet aux auteurs de tels actes d’échapper aux poursuites et de ne pas avoir à rendre de comptes. L’accord politique négocié sous l’égide de l’ONU qui a débouché sur la création du Gouvernement d’accord national prévoit des dispositions fortes en termes de droits humains et d’obligation de rendre des comptes, mais elles ne peuvent être mises en œuvre que si ce gouvernement consolide son pouvoir et rétablit l’état de droit. Parmi ces dispositions, citons la libération de toutes les personnes détenues sans inculpation ni jugement, et l’inculpation et la sanction des auteurs de meurtre, de torture et d’autres crimes relevant du droit international.

Dans l’attente des conclusions de l’enquête, on ignore qui se cache derrière le meurtre des 12 prisonniers. Cependant, les autorités pénitentiaires d’al Baraka et le ministère de l’Intérieur dans son ensemble avaient clairement la responsabilité de les protéger contre toute violence jusqu’à ce qu’ils soient libérés et accueillis par leurs proches. À cet égard, les autorités ont gravement manqué à leur obligation de diligence concernant la protection du droit à la vie et à l’intégrité physique des détenus.

Amnesty International note que le Premier ministre Fayez al Sarraj a condamné ces homicides et que le Conseil présidentiel a demandé l’ouverture d’une enquête en bonne et due forme par les organes compétents. La Mission d’appui des Nations Unies en Libye (MANUL) a elle aussi condamné ces agissements et demandé qu’une enquête conjointe, nationale et internationale, soit menée sur cette affaire.

D’après les déclarations du chef du Département des investigations du bureau du procureur, Siddiq al Sur, le bureau a mis sur pied une commission chargée d’enquêter sur les homicides avec pour objectif d’identifier les responsables et de les déférer à la justice. Il faut cependant communiquer avec force détails les mesures réellement prises pour enquêter sur ces homicides, qui s’apparentent à des exécutions extrajudiciaires. Ces investigations doivent être impartiales, approfondies et efficaces, comme l’exige le droit international, et permettre d’identifier les responsables présumés en vue de les sanctionner. En outre, il importe de tenir informées les familles des victimes de l’évolution de l’enquête et d’assurer la protection des témoins.

Bien qu’elle exerce sa compétence en Libye et malgré l’ampleur des violations recensées, la Cour pénale internationale (CPI) n’a toujours pas étendu ses investigations aux crimes relevant du droit international, invoquant l’absence de ressources et l’instabilité. Amnesty International lui demande régulièrement d’enquêter sur les crimes de droit international commis en toute impunité par toutes les parties depuis 2011.

Jusqu’à présent, aucune enquête digne de ce nom sur les crimes qu’auraient perpétré des groupes armés affiliés aux gouvernements successifs en Libye, n’a débouché sur des poursuites. Aussi Amnesty International invite-t-elle la Libye à solliciter l’aide de la communauté internationale pour mener cette enquête. Les États doivent aussi être disposés à fournir cette aide si nécessaire.

Les autorités libyennes doivent faire preuve de leur détermination à rompre avec la culture de l’impunité et l’anarchie, en menant à bien des investigations impartiales, approfondies et efficaces sur l’homicide de ces 12 anciens détenus, et en déférant à la justice les responsables présumés, dans le cadre de procédures équitables, sans recourir à la peine de mort. Voici qui illustre les mesures immédiates que les autorités libyennes doivent prendre afin de rétablir l’état de droit, de mettre fin au cycle de vengeance et de violences, et de s’engager à respecter les droits humains.

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