Criminalisation du droit de réunion pacifique : un recours examiné

La Cour constitutionnelle examine le 24 janvier 2017 le recours déposé par le prisonnier d’opinion Ildar Dadine, contestant la constitutionnalité de l’article 212.1 du Code pénal de la Fédération de Russie. Adopté en juillet 2014, cet article fait de la violation à répétition (plus de trois fois en l’espace de 180 jours) de la réglementation excessivement sévère de la Russie en matière de rassemblements publics une infraction au Code pénal, passible de cinq ans d’emprisonnement. Première – et pour l’instant seule – personne condamnée au titre de l’article 212.1, Ildar Dadine purge actuellement une peine de deux ans et demi d’emprisonnement.

cet article fait de la violation à répétition (plus de trois fois en l’espace de 180 jours) de la réglementation excessivement sévère de la Russie en matière de rassemblements publics une infraction au Code pénal

La saisine de la Cour constitutionnelle est l’occasion d’abroger cette disposition législative, qui permet de poursuivre au pénal et d’incarcérer des personnes ayant manifesté pacifiquement et dont le seul tort est d’avoir exercé leur droit à la liberté de rassemblement non violent. Elle doit également permettre l’annulation de la condamnation d’Ildar Dadine et sa remise en liberté.

Le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique est garanti par le droit international relatif aux droits humains, ainsi que par la Constitution russe, qui dispose : « Les citoyens de la Fédération de Russie ont le droit de se rassembler pacifiquement, sans armes, et d’organiser des rassemblements, des réunions et des manifestations, des marches et des piquets de grève. » L’article 212.1 du Code pénal constitue une violation de ce droit, dans la mesure où il ne permet pas seulement d’engager des poursuites pour des actes de violence ou pour d’autres actes ne relevant pas du droit à la liberté d’expression et de rassemblement pacifique, mais également de sanctionner le simple exercice légitime de ce droit.

L’article 212.1 érige en infraction la violation répétée de la réglementation relative aux rassemblements publics. Certaines dispositions de cette réglementation ne sont pas compatibles avec le droit à la liberté de rassemblement pacifique en soi et, par conséquent, leur non-respect ne doit être ni considéré ni sanctionné comme une infraction administrative. L’obligation, par exemple, de notifier les autorités avant tout rassemblement public et d’obtenir leur accord préalable, ainsi que la disposition, selon laquelle la responsabilité administrative serait engagée en cas de non-respect de cette obligation, ne sont pas en accord avec les normes internationales relatives au droit de rassemblement pacifique. L’article 212.1 du Code pénal permet d’engager des poursuites et d’emprisonner des manifestants non violents pour atteintes répétées à des dispositions indûment répressives.

Ildar Dadine est un prisonnier d’opinion, poursuivi uniquement pour sa participation à des manifestations pacifiques. Il est le premier en Russie à avoir été condamné au titre de l’article 212.1 du Code pénal. Ildar Dadine a fait l’objet de poursuites pénales pour avoir participé à quatre actions de rue non violentes en l’espace de 180 jours. Il a été condamné en décembre 2015 à trois ans d’emprisonnement, peine réduite à deux ans et demi en appel. Les avocats de Ildar Dadine ont déposé en septembre 2016 un recours devant la Cour constitutionnelle, au motif que l’article 212.1 violait selon eux les droits constitutionnels de leur client.

Ildar Dadine a fait l’objet de poursuites pénales pour avoir participé à quatre actions de rue non violentes en l’espace de 180 jours

Amnesty International estime que la condamnation et l’incarcération de Ildar Dadine au titre de l’article 212.1 du Code pénal russe portent atteinte à plusieurs des droits fondamentaux qui sont les siens aux termes du droit international relatif aux droits humains et de la Constitution russe, et notamment à ses droits à la liberté d’expression et de rassemblement pacifique, ainsi qu’à son droit de bénéficier d’un procès équitable, en particulier de ne pas faire deux fois l’objet de poursuites pour les mêmes faits.

Amnesty International a instamment prié à plusieurs reprises les autorités russes de libérer sans délai et sans condition Ildar Dadine, ainsi que d’abroger les dispositions législatives permettant de poursuivre et d’emprisonner des manifestants non violents dont le seul tort est d’avoir exercé leur droit à la liberté de rassemblement pacifique.

L’article 212.1 est contraire à un certain nombre d’instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits humains, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (Convention européenne), auxquels la Russie est partie.

Droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’expression

  • Les traités garantissent le droit à la liberté de réunion pacifique (article 11 de la Convention européenne, article 21 du PIDCP) et à la liberté d’expression (article 10 de la Convention européenne, article 19 du PIDCP).
  • La Cour européenne des droits de l’homme a souligné, entre autres dans les affaires Oya Ataman c. Turquie et Bukta et autres c. Hongrie, que, « en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion telle qu’elle est garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas dépourvue de tout contenu ».
  • La Cour européenne des droits de l’homme a estimé, dans l’affaire Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, « qu’une manifestation pacifique ne devrait pas en principe être soumise à la menace d’une sanction pénale ».
  • Dans un rapport conjoint consacré à la bonne gestion des rassemblements, le Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et le rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires soulignent que nul ne devrait être tenu responsable pénalement, civilement ou administrativement pour le simple fait d’organiser un mouvement de protestation pacifique ou d’y participer.
  • Or, l’article 212.1 du Code pénal russe permet de poursuivre et d’emprisonner des manifestants non violents « coupables » de ne pas avoir respecté des dispositions répressives limitant le droit à la liberté de réunion pacifique et d’expression en Russie.

Le cas de Ildar Dadine illustre parfaitement l’incompatibilité de l’article 212.1 du Code pénal russe avec le droit international et régional relatif aux droits humains. En effet, non seulement celui-ci ne s’est rendu responsable d’aucune violence pendant les manifestations auxquelles il a participé, mais il n’a pas non plus opposé de résistance au moment de son arrestation.

Le droit de ne pas faire l’objet de poursuites deux fois pour les mêmes faits

L’article 212.1 viole également le droit de ne pas faire l’objet de poursuites deux fois pour les mêmes faits, garanti par le PIDCP et le Protocole n° 7 à la Convention européenne (le Protocole) :

  • Les traités disposent que nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif (paragraphe 7 de l’article 14 du PIDCP, paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole).
  • Or, l’article 212.1 dispose qu’il y a responsabilité pénale pour un ensemble cumulé d’infractions administratives, qui, isolément, sont déjà passibles de sanctions.
  • Dans l’affaire Kasparov et autres c. Russie, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les sanctions administratives imposées en Russie en cas de violation de la réglementation sur les rassemblements publics étaient d’une telle sévérité qu’elles constituaient en réalité une infraction pénale aux fins de l’applicabilité de l’article 6 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne. Cette décision concernait un rassemblement public qui a eu lieu en avril 2007, à une époque où les sanctions administratives en cas de non-respect de la réglementation étaient beaucoup moins lourdes que celles qui ont été mises en place depuis.

Ildar Dadine a été sanctionné quatre fois par une amende pour avoir participé à quatre manifestations non violentes, puis emprisonné pour les mêmes faits au titre de l’article 212.1 du Code pénal, sous prétexte que la violation s’était répétée.

Autres violations du droit à un procès équitable

L’article 212.1 du Code pénal viole par ailleurs les droits de l’accusé tels que prévus à l’article 14 du PIDCP et à l’article 6 de la Convention européenne :

  • Les traités garantissent le principe de la présomption d’innocence et comportent plusieurs garanties de procès équitable auxquelles toute personne inculpée d’une infraction pénale peut prétendre, et notamment le droit pour cette personne de se défendre elle-même ou d’avoir l’assistance d’un défenseur (article 14 du PIDCP, article 6 de la Convention européenne).
  • Or, l’article 212.1 fait du processus visant à prouver « l’infraction » une simple formalité. Il permet au parquet et au tribunal, plutôt que de se livrer à un examen des faits, de s’appuyer sur les décisions prises dans le cadre de la procédure administrative, où la norme en matière de preuve est moins exigeante, pour établir la réalité de « l’infraction » dont est accusé le prévenu. La procédure débouchant sur ces décisions administratives n’offre pas les mêmes garanties que celle appliquée en matière pénale, notamment au niveau du droit à disposer d’une aide juridique. En outre, concernant Ildar Dadine, le délai prévu par la loi pour faire appel des décisions administratives le concernant n’était pas écoulé au moment où il a été condamné au pénal sur la foi desdites décisions.

Contexte

Le respect des droits à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association est depuis longtemps un problème en Russie. Toutefois, ces droits font l’objet depuis mai 2012 d’une offensive en règle. Des modifications législatives ont encore renforcé des règlements déjà très restrictifs. De nouvelles et anciennes lois sont appliquées de manière plus stricte. Les sanctions en cas de violation, ainsi que le champ d’application de ces lois, ont considérablement augmenté.

La législation excessivement répressive de la Russie en matière de rassemblements publics interdit toute forme de protestation publique collective, à de rares exceptions près (concernant un nombre limité de manifestants, réunis dans des lieux spécialement affectés et généralement loin de tout), sauf accord exprès et préalable des autorités. La plupart des actions de protestation en Russie sont soit sévèrement restreintes, soit bloquées et dispersées. Alors que les rassemblements favorables au Kremlin (souvent organisés par les autorités) sont autorisés dans les lieux emblématiques des grandes villes, les manifestations de l’opposition sont refoulées loin des rues ou des places fréquentées. Les groupes pro-gouvernementaux ont toute latitude pour organiser des contre-manifestations, voire, dans certains cas, pour menacer ou agresser les manifestants de l’opposition. Les militants qui continuent malgré tout de tenter d’organiser des actions publiques de contestation sont confrontés à une procédure d’autorisation de plus en plus pesante.

Les groupes pro-gouvernementaux ont toute latitude pour organiser des contre-manifestations, voire, dans certains cas, pour menacer ou agresser les manifestants de l’opposition

La manifestation immobile par un individu isolé est actuellement la seule forme d’action de rue ne nécessitant pas de notification préalable des autorités. Impossible de parler dans ce cas, bien sûr, d’un exercice du droit à la liberté de réunion pacifique. De plus, même ce faible espace de liberté est soumis à des restrictions, puisqu’il existe, par exemple, des règles strictes concernant les distances à respecter entre participants et une loi discriminatoire interdisant « la propagande en faveur de relations sexuelles non traditionnelles auprès de mineurs ». Amnesty International a en outre relevé de nombreux cas de piquets d’une seule personne interrompus par les autorités sous prétexte qu’ils n’étaient pas légaux.

La vague de protestation soulevée en Russie en 2014 par les événements de l’Euromaïdan, en Ukraine, a suscité une série de mesures législatives restreignant encore un peu plus le droit à la liberté de rassemblement pacifique. L’adoption de l’article 212.1, permettant d’emprisonner facilement les manifestants pacifiques, en faisait partie. Elle s’est doublée d’un renforcement des sanctions administratives en cas de non-respect de la réglementation sur les rassemblements publics.

La première infraction à la réglementation est passible d’une amende pouvant atteindre 30 000 roubles et de 10 jours de détention administrative. La deuxième et la troisième infractions sont quant à elles passibles d’une amende de 300 000 roubles (environ 5 000 dollars des États-Unis) et de 30 jours de détention administrative. Quatre infractions commises en moins de 180 jours constituent une infraction pénale, passible de toute une série de sanctions, dont une amende pouvant atteindre 1 000 000 roubles et une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans. La peine encourue en Russie pour infractions répétées à la réglementation relative aux rassemblements publics est la même selon qu’il s’agit de manifestants pacifiques ou violents, et ne varie pas selon le type d’actions dans lequel les participants étaient engagés, ni selon les conséquences de ces actions. Les amendes prévues sont en outre exorbitantes, quand on sait que le salaire minimum mensuel est actuellement en Russie de 7 500 roubles.

Les autorités russes ont pour l’instant entamé des poursuites au pénal en vertu de l’article 212.1 contre plusieurs militants de la cause des droits humains, dont Ildar Dadine, Vladimir Ionov, Mark Galperine, et Irina Kalmykova . Première personne à être condamnée au titre de cette disposition du Code pénal, Ildar Dadine a déposé un recours contestant la constitutionnalité de l’article 212.1.

Si la Cour constitutionnelle déclare l’article 212.1 inconstitutionnel, celui-ci ne pourra plus s’appliquer. La Cour peut également interpréter l’article afin d’en limiter la portée, sans pour autant le déclarer inconstitutionnel dans sa totalité.

Complément d’information concernant Ildar Dadine

Ildar Dadine est la première personne reconnue coupable « d’atteintes répétées à la loi sur les rassemblements publics », au titre de l’article 212.1 du Code pénal.

Ildar Dadine a été arrêté par la police au moins quatre fois entre le 6 août et le 5 décembre 2014, alors qu’il participait à des manifestations non violentes à Moscou. Il a été interpellé à chaque fois tandis qu’il menait des actions de rue pacifiques, n’entraînant aucun préjudice et ne représentant un danger pour personne. Il a été sanctionné pour chacune de ses « infractions » par une amende.

Le 30 janvier 2015, à l’expiration de la période de 15 jours de « détention administrative » à laquelle il avait été condamné pour sa dernière action, au lieu d’être libéré, il a été placé en résidence surveillée, dans l’attente de son procès, des poursuites ayant récemment été engagées contre lui au titre de l’article 212.1.

Le 7 décembre 2015, le tribunal du district de Basman, un quartier de Moscou, a condamné Ildar Dadine à trois ans de détention dans une colonie pénitentiaire, alors que le parquet avait requis une peine de deux ans d’emprisonnement. Cette peine a été réduite en appel, le 31 mars 2016, à deux ans et demi d’emprisonnement par le tribunal de la ville de Moscou, qui a toutefois confirmé la condamnation.

Dans une lettre envoyée à sa femme et publiée sur un site Internet d’actualités le 1er novembre, Ildar Dadine décrivait les actes de torture et les autres mauvais traitements dont il faisait l’objet depuis son arrivée à la colonie pénitentiaire de Segueja (République de Carélie) le 10 septembre. Il disait notamment avoir été victime de passages à tabac et de menaces de viol.

Ildar Dadine décrivait les actes de torture et les autres mauvais traitements dont il faisait l’objet depuis son arrivée à la colonie pénitentiaire de Segueja

Les Services pénitentiaires fédéraux ont rejeté ses allégations de torture et ont annoncé, le 13 décembre 2016, son transfert dans un autre établissement pénitentiaire « dans le souci d’assurer sa sécurité personnelle ». Sa famille et ses avocats ont dû attendre un mois pour savoir où il avait été conduit. Le 8 janvier 2017, Anastadia Zotova, l’épouse de Ildar Dadine, a appris qu’il avait été transféré à la colonie pénitentiaire de la région de l’Altaï (IK-5), à plus de 3 500 kilomètres de Moscou, ce qui rendait les visites de ses proches et de ses avocats extrêmement coûteuses et compliquées. Le transfert de Ildar Dadine dans un établissement lointain est manifestement une forme de harcèlement délibéré, destinée à le punir parce qu’il s’était plaint.

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