Accusations dénuées de fondement : le Mejlis serait une « organisation extrémiste »

À la veille du deuxième anniversaire de l’annexion de la Crimée par la Russie, les autorités de fait cherchent à priver les Tatars de Crimée de leur instance représentative, le Mejlis (Assemblée des Tatars de Crimée), dont les membres sont élus par cette communauté. Le 17 mars, la Cour suprême de Crimée a commencé à examiner une action intentée contre le Mejlis par la procureure générale de fait au titre des dispositions de la législation russe relatives à la lutte contre l’extrémisme.

Les accusations, dénuées de fondement, selon lesquelles le Mejlis serait une « organisation extrémiste » doivent être retirées, et les représailles actuellement exercées contre les militants tatars de Crimée et ceux, pro-Ukrainiens ou non, qui expriment des points de vue divergents en Crimée doivent cesser. Les droits aux libertés de rassemblement, de réunion et d’expression doivent être pleinement respectés.

Il y a deux ans, le 18 mars 2014, un « accord » entérinant l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie a été signé au Kremlin, à Moscou. Depuis lors, les droits fondamentaux aux libertés de rassemblement, de réunion et d’expression ont été bafoués à maintes reprises en Crimée. Les autorités de fait ont créé un climat de plus en plus répressif afin de museler toute dissidence sur la péninsule, prenant pour cibles les personnes opposées à l’annexion ou soupçonnées de sympathies pour l’Ukraine. Les opposants les plus vifs à l’annexion ont quitté la péninsule, dont deux dirigeants tatars de Crimée qui ont été interdits de séjour, tandis que l’avenir paraît sombre pour les opposants restés sur place, qui demeurent exposés à des actes d’intimidation et de harcèlement, notamment sous la forme de poursuites pénales.

Les Tatars de Crimée, reconnus comme le peuple autochtone de la péninsule avant que la totalité de la population ne soit expulsée vers des régions reculées de l’Union soviétique en 1944, ont entamé un difficile processus de réinstallation en Crimée à la fin des années 1980. La communauté tatare de Crimée est particulièrement touchée par les violations décrites plus haut.

Amnesty International a recueilli des informations faisant état de sept cas, sinon plus, de disparitions forcées présumées en Crimée. Dans au moins six de ces cas, les victimes, qui n’ont toujours pas été retrouvées, sont des Tatars de Crimée. Dans un autre cas, l’homme qui a été enlevé a ensuite été tué. Rechat Ametov, Tatar de Crimée âgé de trente-neuf ans, a en effet été kidnappé par trois hommes vêtus d’uniformes non identifiables alors qu’il participait à une petite manifestation devant le Conseil des ministres de Crimée. Il était actif sur les réseaux sociaux, où il exprimait son inquiétude pour l’avenir de sa communauté et de la péninsule. Son corps, retrouvé le 15 mars 2014, portait des marques de torture.

Dans certains cas, les victimes ont été vues alors que des hommes masqués les abordaient dans la rue, les forçaient à monter dans un véhicule et les emmenaient vers une destination inconnue. De l’avis de beaucoup, les ravisseurs seraient des paramilitaires pro-Russes connus sous le nom de « forces d’autodéfense de Crimée  », forces particulièrement actives au cours de la période qui a immédiatement suivi l’occupation.

Dans certains cas, de solides éléments, par exemple des enregistrements de vidéosurveillance, tendent à prouver l’implication directe des « forces d’autodéfense de Crimée  » dans ces disparitions. Les autorités de fait ont donné aux familles des personnes disparues l’assurance que des enquêtes efficaces seraient menées sur ces événements, mais rien n’indique que des investigations sérieuses aient été menées, et pour l’heure, aucun de ces cas n’a été élucidé.

Les autorités de fait s’en sont également prises aux rassemblements publics dans la péninsule. Les demandes d’autorisation déposées en vue de marquer des dates importantes de l’histoire tatare ou ukrainienne, comme la Journée du souvenir de la déportation des Tatars de Crimée, le 18 mai, ou l’anniversaire de la naissance du poète ukrainien Taras Chevtchenko, le 9 mars, ont été soit purement et simplement rejetées, soit soumises à des restrictions en vertu de la loi russe relative aux rassemblements, qui dispose qu’aucun rassemblement public ne peut avoir lieu sans autorisation préalable des autorités. D’autres événements commémoratifs traditionnels ont été autorisés, mais alors qu’ils devaient se tenir sur des places centrales, ils ont été déplacés vers des sites éloignés. De plus, le 7 mars de cette année, le maire de fait de Simferopol a signé un arrêté interdisant tout grand événement – public, culturel, de loisir ou autre – non organisé par les autorités.

De même, de sévères restrictions ont été imposées aux médias. En 2014 et 2015, des organes de presse, des journalistes et des blogueurs exprimant des critiques ont été victimes de harcèlement, notamment de perquisitions dans les bureaux ou au domicile. Les organes de presse se sont vu ordonner de se réinscrire afin de se mettre en conformité avec la législation russe, puis la réinscription leur a été tout simplement refusée de façon arbitraire, alors qu’ils avaient respecté la procédure en vigueur.

De nombreux professionnels des médias, notamment ceux représentant des organes de presse tatars de Crimée, ont quitté la péninsule, tandis que ceux qui restent s’autocensurent très largement, de crainte de faire les frais d’une fermeture ou d’autres sanctions légales. La fermeture forcée, entre autres, d’ATR, chaîne de télévision en langue tatare, et de QHA, agence de presse tatare de Crimée, par les autorités de facto le 1er avril 2015 a de fait privé cette communauté de tout média indépendant.

Début 2014, les autorités de fait ont interdit au militant tatar de Crimée Moustafa Djemilev, éminent défenseur des droits humains et dissident pendant la période soviétique, de revenir sur sa terre d’origine pendant cinq ans. Peu de temps encore avant l’annexion de la péninsule par la Russie, il était, depuis longtemps, le premier président du Mejlis. Son successeur, Refat Tchoubarov, a également été interdit de séjour en Crimée la même année. Par la suite, les autorités de fait de la Crimée auraient levé cette interdiction, mais émis des mandats d’arrêt à leur encontre. Les deux hommes se trouvent actuellement à Kiev.

Dans le même temps, les représailles contre le Mejlis et ses membres ont continué. En septembre 2014, les locaux du Mejlis ont été confisqués par des agents de la force publique après qu’un tribunal de Simferopol eut classé le bâtiment « site du patrimoine culturel » et en eut repris possession en tant que propriété de l’État russe. L’un des deux plus anciens membres du Mejlis restés en Crimée, le vice-président Ahtem Tchiygoz, a été appréhendé le 29 janvier 2015 ; première victime d’une série d’arrestations visant des militants tatars de Crimée, il est toujours en détention. Son arrestation et celles qui ont suivi, dont celles d’Ali Assanov, Moustafa Deguermendji et Arssen Younoussov, étaient liées aux événements du 26 février 2014. Ce jour-là, des sympathisants pro-Ukrainiens (essentiellement des Tatars de Crimée) et pro-Russes s’étaient affrontés au cours d’un vaste rassemblement devant le Conseil suprême de Crimée.

Ahtem Tchiygoz a été inculpé d’ « organisation de troubles de grande ampleur » alors que toutes les preuves disponibles tendent à indiquer que le niveau de violence de cette journée n’était pas suffisamment élevé pour être constitutif de l’infraction de «  troubles de grand ampleur  », même telle qu’elle est définie dans le droit russe (aux termes de l’article 212 du Code pénal de la Fédération de Russie, elle couvre notamment les violences, l’incendie criminel, la destruction de biens et l’utilisation d’armes). De plus, à l’époque, la législation russe n’était applicable ni de jure ni de facto en Crimée, puisque les événements se sont produits avant l’annexion par la Russie. Qui plus est, selon les images filmées par les médias et les récits de témoins oculaires, Ahtem Tchiygoz a tenté de calmer la foule, et non d’inciter à la violence. Sa famille a indiqué à Amnesty International qu’avant son arrestation, les autorités de fait l’avaient soumis à une pression constante afin qu’il leur exprime son soutien, ce qu’il s’était refusé à faire.

S’il est déclaré coupable, il encourt une peine pouvant aller jusqu’à quinze ans de réclusion. Les autorités de fait ont poursuivi uniquement des membres de la communauté tatare de Crimée pour des faits liés aux événements du 26 février 2014, et aucun des auteurs présumés de violences parmi les manifestants pro-Russes, ce qui accrédite l’hypothèse selon laquelle les poursuites étaient motivées par des considérations politiques.

La procédure en cours contre le Mejlis est le dernier exemple en date d’une longue série d’actes de représailles visant la communauté tatare de Crimée.

Le 15 février, la procureure générale de fait de la Crimée a intenté une action contre le Mejlis , déclarant qu’il s’agissait d’une organisation « extrémiste ». La procureure fonde essentiellement son argumentation en faveur de l’interdiction sur des propos tenus par le chef en exil du Mejlis, Refat Tchoubarov, qui a refusé de reconnaître la légalité de l’annexion de la Crimée par la Russie, a appelé à un blocus économique et énergétique coupant la péninsule de l’Ukraine continentale et a demandé à maintes reprises que la péninsule soit rendue à l’Ukraine. La procédure en vue de la fermeture du Mejlis et les représailles contre ses membres constituent une violation des droits à la liberté d’association et d’expression et annoncent une nouvelle vague de répression contre les personnes liées à cette institution.

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