Pourquoi les termes que nous employons pour parler des réfugié·e·s sont importants

Réfugiés

Au début de 1984, le roman dystopique de George Orwell, Winston Smith décrit dans son journal un film qu’il a vu. « Un très bon film montrait un navire plein de réfugiés, bombardé quelque part dans la Méditerranée », écrit-il. « Auditoire très amusé par les tentatives d’un gros homme gras qui essayait d’échapper en nageant à la poursuite d’un hélicoptère. On le voyait d’abord se vautrer dans l’eau comme un marsouin. Puis on l’apercevait à travers le viseur du canon de l’hélicoptère. Il était ensuite criblé de trous et la mer devenait rose autour de lui. »

Une vidéo rendue publique cette semaine montre un navire de la garde côtière grecque essayant de faire chavirer un bateau transportant des réfugié·e·s, ainsi que des garde-côtes tirer des coups de feu dans l’eau près de ce canot pneumatique.

Nous ne parlons pas là de l’Océania de 1984. Cela s’est passé en Europe, en 2020.

Les faits auraient eu lieu près des côtes turques lundi 2 mars. Ils surviennent sur fond de tensions croissantes entre la Turquie et l’Union européenne, après la décision du président Erdogan de permettre aux réfugié·e·s et aux migrant·e·s de s’approcher des frontières terrestres et maritimes de la Turquie avec la Grèce et la Bulgarie.

Et comme le public dans le cinéma décrit par George Orwell, certaines personnes ont été « très amusées ». Une commentatrice de droite tristement célèbre a tweeté le message ci-après pour accompagner la vidéo : « Alors moi, j’ai un faible pour les garde-côtes grecs. Allez-y, merveilleux peuple de Grèce. Cuisses huilées. Bottes bien sanglées. Déchaînez-vous contre l’invasion. »
Ce lexique a été repris dans les gros titres autour du monde, des journaux ayant affirmé que la Grèce était « assiégée » par des « nuées » ou un « déluge » de migrant·e·s. Même le New York Times a publié mardi 3 mars une légende photo affirmant que « Les autorités grecques utilisent du gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc pour repousser ces hordes ».

Poussant un peu plus loin l’analogie militaire, Stelios Petsas, porte-parole du gouvernement grec, a parlé de la « menace asymétrique » pesant sur la sécurité du pays, et annoncé qu’Athènes avait envoyé des hélicoptères de combat dans les îles grecques de l’est de la mer Égée.

Le vocabulaire de l’invasion vient naturellement aux dirigeants politiques populistes du monde entier, et s’est banalisé. Ces politiciens attisent la xénophobie et prônent un nationalisme dangereux afin de saisir et de conserver le pouvoir, érigeant barrières et murs comme autant de manifestations physiques de leurs préjugés.

Ainsi que Filippo Grandi, haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés l’a récemment noté, ce genre de discours est non seulement profondément erroné mais aussi extrêmement dangereux. « C’est ce type de langage dénigrant les réfugié·e·s, les migrant·e·s et autres personnes en mouvement qui donne une légitimité aux discours racistes, haineux et xénophobes », a-t-il déclaré.

Sur l’île grecque de Lesbos, au large de laquelle un garçonnet s’est noyé lundi 2 mars, un petit groupe d’habitants empêche les bateaux transportant des réfugié·e·s d’accoster. Selon certaines informations, des médecins, des journalistes et des travailleurs humanitaires ont été victimes d’agressions violentes de la part de membres de groupes d’autodéfense. Cette semaine, l’organisation non gouvernementale Médecins sans frontières a été forcée à suspendre ses activités pendant deux jours face à l’exacerbation des tensions sur l’île.

Les frustrations croissantes observées en Grèce découlent de failles dans le système d’asile européen, et de l’absence de dispositif permettant le partage entre les États européens des responsabilités relatives aux demandeurs d’asile. Les pays côtiers - l’Italie, la Grèce, Malte - se retrouvent donc quasiment seuls face à cette situation. Les tentatives du Parlement de l’UE visant à réformer les règles de Dublin ont été bloquées par plusieurs États.

Au lieu d’essayer de réparer ce système déficient qui ne répond ni aux besoins des pays de l’UE se trouvant en première ligne ni à ceux des personnes en quête de sécurité, les dirigeants européens s’abstiennent d’agir. Cela a ouvert une brèche dans laquelle les populistes se sont hâtés de s’engouffrer.
Si personne ne leur apporte la contradiction, ils vont confisquer le débat et imposer ce discours en semant la peur et en se servant des préjugés sur les réfugié·e·s comme d’une arme.

Cependant, au lieu de tenir les « forces obscures » à distance, la forteresse que l’Europe se construit a de plus en plus l’allure d’une prison populiste érigée par la peur.

Soixante-dix ans après la publication de 1984, de nombreux aspects de la vision d’Orwell - de la surveillance de masse omniprésente à l’influence insidieuse de la novlangue - se sont généralisés. Nous devons agir afin que le traitement réservé aux réfugié·e·s fuyant la guerre et la misère ne devienne pas lui non plus un cauchemar orwellien.

CET ARTICLE A ÉTÉ INITIALEMENT PUBLIÉ EN ANGLAIS SUR LE SITE DE NEWSWEEK.

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