Les plateformes numériques ont tort : il ne faut pas choisir entre les droits des travailleurs et travailleuses et la flexibilité par Barbora Černušáková et Marco Perolini, principaux chercheurs sur les droits des travailleurs et travailleuses à Amnesty International

Droits des travailleurs

La pandémie de COVID-19 a mis clairement au jour l’absurdité du postulat selon lequel l’absence d’indemnisation en cas d’arrêt maladie est un prix acceptable à payer pour pouvoir choisir ses horaires de travail. Malgré cela, de nombreuses plateformes numériques continuent de faire valoir un faux choix entre la flexibilité et les droits des travailleurs et travailleuses.

Le 16 mars, Uber a annoncé que ses chauffeurs au Royaume-Uni bénéficieraient d’un statut de travailleur salarié, d’un salaire minimum et de congés payés. Cette annonce fait suite à une décision de justice [1] de la Cour suprême britannique qui a jugé que les chauffeurs Uber pouvaient être considérés comme des « travailleurs salariés » au titre de la législation en vigueur. Cela signifie que ces personnes doivent bénéficier d’un salaire minimum, de congés annuels et d’autres droits du travail.

Le récent engagement d’Uber est une avancée positive, mais ce n’est pas suffisant. Dans sa décision, la Cour suprême déclare que « tout le temps pendant lequel un chauffeur travaille sous contrat avec Uber Londres, y compris le temps pendant lequel il est “en service”, connecté à l’application Uber à Londres et disponible pour accepter une demande de course, constitue du “temps de travail” ». Cela signifie qu’Uber doit garantir un salaire minimum pendant tout le temps pendant lequel les chauffeurs sont connectés à l’application et attendent des clients. Mais le nouvel engagement d’Uber définit [2] le temps de travail comme la période entre le moment où les chauffeurs acceptent une demande de course et le moment où cette course prend fin.

Cela signifie que le combat des travailleurs et travailleuses indépendants pour leurs droits n’est pas terminé.

La décision de la Cour suprême britannique est une victoire historique pour les travailleurs indépendants. Des tribunaux en France [3] , aux Pays-Bas [4] , en Espagne [5] et en Italie [6] sont arrivés aux mêmes conclusions concernant les livreurs et livreuses de repas travaillant pour d’autres entreprises numériques comme Glovo et Deliveroo : ce sont des travailleurs salariés, et non pas des travailleurs indépendants.

L’argument opposé par certaines plateformes selon lequel les chauffeurs et livreurs sont des travailleurs indépendants entrave la protection des droits en matière d’emploi.

Bien qu’Uber et d’autres entreprises administratrices de plateformes numériques soient un phénomène du 21e siècle, l’économie à la demande n’a rien de nouveau. Elle existe sous différentes formes depuis le début du 20e siècle, lorsque les musicien·ne·s de jazz touchaient des paiements partiels pour chacune de leurs performances. Les personnes qui vivent de petits boulots aujourd’hui sont souvent des migrant·e·s, des personnes qui s’identifient comme noires, asiatiques ou appartenant à une minorité ethnique ou des personnes qui ont perdu leur emploi dans d’autres secteurs.

Luca, un Italien de 57 ans qui vit à Milan, est livreur de repas pour plusieurs plateformes numériques. Il nous a expliqué qu’il avait décidé de devenir livreur parce que les horaires et conditions de travail flexibles l’attiraient. Avant cela, il était employé dans une boucherie dans un centre commercial et il travaillait de longues heures, y compris le weekend. Cependant, son nouveau travail ne lui apporte pas les avantages qu’il espérait.

« J’aimais l’idée de la flexibilité, mais j’ai vite réalisé que travailler pour des plateformes numériques n’était pas un El Dorado. Je travaille de longues heures pour joindre les deux bouts et je m’en sors uniquement parce que je peux partager le loyer avec ma compagne. J’espère que je ne tomberai pas malade, parce qu’on ne touche rien dans ce cas. J’ai vu des livreurs travailler alors qu’ils avaient de la fièvre. Pour moi, ce n’est pas seulement un emploi étudiant, mais un travail à plein temps qui me permet tout juste de garder la tête hors de l’eau. »

« J’aimais l’idée de la flexibilité, mais j’ai vite réalisé que travailler pour des plateformes numériques n’était pas un El Dorado »

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir le lien entre la précarité des travailleurs et travailleuses et le modèle économique des entreprises administratrices de plateformes numériques. Pour la plupart des travailleurs indépendants, ce n’est pas la flexibilité qui est opposée aux droits du travail, mais plutôt la précarité aux droits du travail.

Grâce à la mobilisation des travailleurs et travailleuses et à leurs victoires au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, en France et aux Pays-Bas, tant les gouvernements que les institutions de l’Union européenne sont de plus en plus disposés à reconnaître la nécessité de renforcer la protection des travailleurs et travailleuses. Ils doivent combler les vides juridiques permettant aux entreprises administratrices de plateformes numériques de s’appuyer sur des « travailleurs indépendants » sans droits en matière d’emploi et de sécurité sociale. Certaines mesures législatives encourageantes ont été adoptées dans ce sens, notamment en Espagne et dans le canton suisse de Genève.

Lorsqu’elle a lancé une consultation [7] sur l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes, le 24 février 2021, la Commission européenne a pointé du doigt le fait que dans certains cas, le travail pour des plateformes entraînait des conditions de précarité et que les dispositions contractuelles manquaient de transparence et de prévisibilité. La consultation fait aussi état de difficultés en matière de santé et de sécurité et d’un accès inadéquat à la protection sociale pour les travailleurs et travailleuses des plateformes numériques.

L’Organisation internationale du travail a signalé dans son dernier rapport [8] qu’en l’absence de cadre juridique adapté, la protection des droits des travailleurs et travailleuses de l’économie à la demande pouvait être en partie assurée par des décisions de justice. Cependant, les travailleurs et travailleuses qui cherchent à obtenir une protection de leurs droits par la justice, comme les plaignants de l’affaire Uber au Royaume-Uni, savent que cette stratégie demande beaucoup de temps et de ressources. L’affaire Uber a été ouverte en 2016, lorsque des chauffeurs ont conduit l’entreprise devant un tribunal du travail.

Mais Uber riposte. Début février 2021, l’entreprise a publié un livre blanc intitulé A Better Deal (« Un meilleur accord »). La question est : un meilleur accord pour qui ? Le livre blanc est destiné à faire pression sur la Commission européenne et présente une proposition de réforme de la réglementation supposée bénéficier à toutes les parties intéressées. L’entreprise reconnaît que les travailleurs et travailleuses ont besoin d’« indemnisations et de protections standardisées sans que cela compromette le statut de travailleur indépendant ».

Cependant, le statut de travailleur indépendant prive bien les chauffeurs de ces droits en matière d’emploi. De plus, concernant l’organisation collective des travailleurs et travailleuses, le livre blanc privilégie « les canaux directs qui répondent mieux aux besoins individuels ». C’est une alternative que les entreprises technologiques utilisent souvent pour masquer leur position antisyndicaliste : Amazon a fait la même déclaration.

Bien sûr, les travailleurs et travailleuses ont besoin de flexibilité et nombre d’entre eux ont lutté pour ce droit dans d’autres secteurs que l’économie à la demande sans renoncer à leurs droits fondamentaux en matière d’emploi. Les femmes dans des pays d’Europe du Nord ont obtenu une organisation du travail flexible tout en préservant leurs droits aux congés maladie, aux congés payés et d’autres avantages. Ces modèles peuvent entraîner certains coûts pour les employeurs. Mais des tribunaux [9] en Allemagne et aux Pays-Bas ont conclu que les coûts supplémentaires correspondent au prix que les entreprises doivent payer à titre de reconnaissance que la flexibilité est une nécessité sociale et économique.

La flexibilité ne doit pas nécessairement être obtenue par la précarité des travailleurs et travailleuses. Mais elle requiert le respect du droit international et des normes internationales en matière de droits des travailleurs et travailleuses que les entreprises sont tenues de respecter.

Cet article a initialement été publiée par La Repubblica [10] le 10 mars 2021.

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