8000 lettres pour Yecenia Par Esteban Beltrán, directeur d’Amnesty International Espagne

Mexique, le 18 février

Yecenia Armenta a cru que ses tortionnaires disaient la vérité. Après tout, toutes leurs menaces antérieures s’étaient réalisées : battue, asphyxiée avec un sac en plastique, étouffée avec un chiffon mouillé et violée par les policiers qui l’avaient détenue illégalement, les yeux bandés... Elle ne l’a plus supporté et a accepté de signer des aveux pour un délit – commanditer le meurtre de son mari – qu’elle n’avait pas commis. Alors qu’elle continuait à clamer son innocence, ses tortionnaires en ont eu assez de la frapper et ont menacé de violer et tuer ses deux enfants si elle ne signait pas un document attestant de sa culpabilité. Cette signature a servi à hypothéquer sa vie et a permis aux policiers de la présenter à l’opinion publique comme étant coupable de meurtre.

Elle a même essayé de se pendre dans sa cellule : « Je ne sais pas comment ces cordons se sont défaits, mais je me suis évanouie et me suis réveillée en vie, sur le sol, endolorie et angoissée à l’idée qu’ils fassent du mal à mes enfants. J’ai demandé à un médecin de me donner quelque chose pour la douleur, et il a dit qu’il allait apporter des médicaments, mais il n’a rien apporté du tout. »

Je suis assis avec Yecenia dans la petite bibliothèque d’une prison pour femmes à Sinaloa, l’État d’« El Chapo » Guzmán, où elle est toujours en détention préventive, plus de trois ans après son arrestation lors de laquelle elle a subi des tortures aux mains de la police. Je suis venu apporter à Yecenia quelque 8 000 lettres venues du monde entier, qui réclament aux autorités sa liberté et une enquête sur les actes de torture qu’elle a subis. Avant de venir, j’ai relu le dossier de l’accusation : ses aveux extorqués sous la torture sont la seule « preuve » de son implication dans l’assassinat de son mari. Il n’y a rien d’autre, seulement des irrégularités : comme elle, ses complices présumés ont dénoncé des mauvais traitements le premier jour devant le juge, l’assassin présumé n’a jamais été retrouvé et les vidéos et enregistrements d’appels qui étaient censés l’inculper ne figurent pas dans le dossier. Seules la torture et la crainte que ses enfants ne meurent l’ont menée à avouer quelque chose qu’elle n’a jamais fait.

Elle n’est pas la première à avoir été torturée au Mexique, ni la centième, ni même la millième : entre 2010 et 2013, la Commission nationale des droits humains, un organe gouvernemental, a reçu plus de 7000 plaintes de mauvais traitements et de torture, et l’impunité dont bénéficient les auteurs de ces faits est quasi-totale. De fait, la torture fait partie du quotidien, à tel point qu’une enquête effectuée par Amnesty International en 2014 faisait état de la crainte de 64 % des Mexicains d’être torturés s’ils tombaient entre les mains de la police.

Mais Yecenia est la seule à laquelle je pense en ce moment, habillée en orange comme les détenus de Guantánamo, lorsqu’elle pleure en se rappelant qu’ils la frappaient au visage et qu’elle ne savait pas ce qui était arrivé à ses enfants quand elle a cru qu’elle allait mourir. Je lui touche le bras pour apaiser sa douleur, mais elle ne bronche pas et ne réagit pas à mon geste. Elle se contente de fixer un point indéterminé sur une étagère de la bibliothèque. Elle retrouve le moral et le sourire quand elle me dit que sa fille apprend l’anglais grâce aux lettres qui lui arrivent du monde entier, et qu’elle préfère qu’on lui envoie des cartes postales parce qu’elle peut alors apprendre la géographie et imaginer qu’elle voyage.

Dans cette prison de Sinaloa au nom orwellien – Centre d’exécution des conséquences juridiques du délit – sont enfermées quelque 5000 personnes. C’est une prison étrange : il y a des murs peints en couleur, quelques zones aménagées en espaces verts et des grilles intérieures auxquelles s’accrochent les mains de femmes désireuses de nous raconter leurs histoires d’abus pendant que nous parcourons les couloirs. Mais derrière cette aimable façade se cache également la surpopulation. Yecenia Armenta s’est organisé une vie en prison ? ; elle reçoit régulièrement la visite de ses enfants et d’autres femmes internées l’aident à classer les lettres qu’elle reçoit : hier, plus de 700 sont arrivées.

La conversation se déroule facilement et naturellement, mais les derniers moments que nous passons ensemble sont particulièrement difficiles : nous, nous sortirons dans la rue sans aucun contretemps, mais Yecenia pourra seulement nous dire au revoir à la porte. Elle est en prison depuis plus de trois ans, et y restera encore un peu, dans le meilleur des cas. Comment se dire au revoir sans tomber dans les platitudes ?? Dans quelle mesure pouvons-nous alimenter l’espoir de Yecenia pour qu’elle résiste, sans la tromper avec des promesses difficiles à tenir ??

Nous sortons de la maison d’arrêt et une douzaine de journalistes nous attendent. Beaucoup sont très mal payés, menacés et font preuve de beaucoup de courage pour informer la population sur ce qui se passe dans l’enfer de Sinaloa. Ensuite, nous allons voir le Procureur général Marco Antonio Higuera Gómez. La liberté de Yecenia est entre les mains de cet homme qui, pour l’instant, la garde en prison. Il est aussi le chef de ses tortionnaires.

Il ne nous fait pas attendre, et nous allons droit au but, sans nous encombrer de diplomatie ou de courtoisie. Devant lui, sur la table, se trouve un dossier volumineux qui contient toute l’information disponible sur Yecenia. Mais toutes les personnes présentes, y compris le Procureur, savent que ces documents sont en fait vides ou, ce qui revient au même, pleins de bureaucratie inutile afin que nous pensions qu’ils travaillent dur sur cette affaire alors qu’il n’en est rien. Par expérience, je sais que les personnes qui ne veulent pas lever le petit doigt pour résoudre une affaire comme celle-ci argumentent toujours qu’elle ne relève pas de leurs compétences, que l’issue – la liberté de Yecenia – est entre les mains d’un autre organe de l’administration. En l’occurrence, selon Don Marco Antonio, entre celles de la Cour suprême de justice du Mexique, qui a accepté un recours en amparo [1] de l’avocat de Yecenia.

Cependant, l’aspect le plus inquiétant de la conversation avec le Procureur général est qu’il ne prend même pas la peine de réfuter nos affirmations, et n’ouvre pas une seule fois l’épais dossier qu’il a apporté des archives. Il n’est pas non plus accompagné d’un conseiller ou d’un expert qui puisse le conseiller sur l’affaire qui nous amène à Sinaloa. Imperturbable, il nous confirme qu’ils ont attendu trois ans avant de commencer l’enquête sur les actes de torture et qu’aucun des cinq policiers identifiés comme suspects n’a été licencié. De même, aucune enquête ne paraît avoir été ouverte sur les trois médecins qui ont fermé les yeux sur les sévices de Yecenia après qu’elle ait dénoncé qu’elle avait été torturée.

Le Procureur ne dit rien quand nous lui parlons des deux médecins légistes indépendants qui sont intervenus dans cette affaire pour confirmer les tortures subies par Yecenia, alors que le médecin aux ordres du Procureur avait ignoré toute preuve physique et psychologique de mauvais traitements. Ce dernier avait alors conclu, sur base du certificat de bonne santé délivré par le personnel médical après la détention de Yecenia, que l’on ne pouvait déterminer si elle avait ou non été torturée.

Le Procureur ne nous contredit pas quand nous affirmons que la seule preuve de la prétendue culpabilité de Yecenia est ses aveux extorqués sous la torture. Il ne prend même pas la peine de défendre une enquête policière jalonnée d’erreurs et d’irrégularités. Il n’indique pas non plus avoir trouvé, pendant ces trois ans, une quelconque preuve concluante à son encontre. Nous lui demandons donc d’abandonner les poursuites engagées contre Yecenia pour incitation au meurtre et de la remettre en liberté. Initialement, il nous affirme que la « balle n’est pas dans son camp ». Il finit ensuite par reconnaître qu’il pourrait faire ce que nous lui demandons, mais ne va pas le faire. Pourquoi ?? Pour la famille du mari décédé. Nous insistons sur le fait que la seule chose prouvée par le dossier qu’il a en ses mains est l’innocence d’une personne, et qu’il ne rendra pas justice à cette famille en laissant la torture subie par Yecenia impunie. Nous lui demandons qu’il se concentre sur la recherche des véritables coupables de l’assassinat.

Quand nous sortons de la réunion, je me demande pourquoi le Procureur n’a même pas pris la peine de réfuter les faits que nous lui avons présentés, et pourquoi il s’entête à garder en prison une personne innocente qui, de plus, affirme avoir été torturée par cinq de ses policiers.

Comme toujours pendant cette période de l’année, le temps est ensoleillé et sec à Sinaloa quand nous prenons l’avion de retour vers la capitale du Mexique. Vers quel endroit du monde Yecenia Armenta voyagera-t-elle en regardant ces cartes postales qui lui arrivent chaque jour ?? Que devrais-je lui dire de notre réunion avec le Procureur ?? Combien d’injustice pourra-t-elle encore supporter ??

Notes

[1mécanisme juridique qui permet un recours au contrôle de constitutionnalité pour les citoyens

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