Suriname. Vingt-cinq ans plus tard, les familles des victimes des homicides extrajudiciaires de décembre 1982 ont une chance que justice soit rendue et que les responsabilités soient établies

Déclaration publique

AMR 48/001/2007

Amnesty International se félicite de l’ouverture du procès au Suriname, ce 29 novembre, de 25 personnes, dont l’ancien chef d’État Désiré Delano (Desi) Bouterse, sur des chefs d’inculpation d’homicide volontaire et d’infractions en lien avec l’exécution extrajudiciaire de 15 personnes, après qu’elles eurent été torturées. Le procès, qui se déroule un quart de siècle après ces homicides, doit contribuer à établir les responsabilités pénales essentielles, avec une décision judiciaire quant à la culpabilité ou l’innocence des accusés. Avec cette tentative de remédier à une impunité de longue date, les familles des victimes ont une chance d’obtenir justice et réparation dans une certaine mesure.
Notre organisation est néanmoins déçue qu’il n’y ait pas de poursuites ni de comptes à rendre pour le crime de torture. Amnesty International est également très préoccupée que le procès de tous les accusés, tant civils que militaires, se déroule devant un tribunal militaire, au lieu d’un tribunal civil ordinaire.

L’affaire concerne l’épisode du 8 décembre 1982, au cours duquel des personnalités ont été arrêtées, à leur domicile pour la plupart, par les autorités militaires, après des troubles présumés dans la capitale, Paramaribo. Le lendemain, 15 personnes, au nombre desquelles se trouvaient certaines arrêtées la veille et deux autres déjà en détention, ont été sommairement exécutées à Fort Zeelandia, un centre militaire près des bureaux du gouvernement à Paramaribo. Le 14 décembre 1982, le lieutenant-colonel Bouterse est apparu à la télévision pour signaler que 15 personnes, arrêtées pour préparation présumée d’un complot, avaient été abattues lors d’une tentative d’évasion.

Pourtant, des informations reçues par Amnesty International à cette période indiquaient que les victimes avaient été tuées par balle avec des blessures au front ou à la poitrine. Des témoins oculaires ayant par la suite identifié les corps à la morgue de la ville ont déclaré que les victimes avaient de profondes ecchymoses et coupures au visage, ainsi que des mâchoires fracturées, dents et membres brisés, et de multiples blessures par balle au visage, à la poitrine ou à l’abdomen1.

1. Pour de plus amples informations, voir : Suriname. Les engagements du gouvernement et les droits humains, index AI : AMR 48/001/2003, 7 février 2003.
Parmi les victimes figuraient Cyril Daal, président de Moederbond, la plus grande confédération syndicale du Suriname ; Kenneth Gonçalvez, président de l’Ordre des avocats du Suriname ; Bram Lehr, Leslie Rahman et Frank Wijngaarde, journalistes ; Jozef Slagveer, directeur de l’agence de presse Informa ; Andre Kamperveen, propriétaire de la radio ABC et ancien ministre de la Culture et des Sports ; Gerard Leckie, doyen de l’université du Suriname ; Suchrim Oemrawsingh, enseignant à l’université ; et l’homme d’affaires Robby Sohansingh. Deux des victimes, Soerindre Rambocus et Jiwansingh Sheombar, auraient été d’anciens officiers détenus en centre militaire depuis neuf mois, accusés d’implication dans une tentative de coup d’État en mars 1982 ; ils avaient été condamnés en novembre à de lourdes peines de prison. Les trois victimes restantes, John Baboeram, Eddy Hoost et Harold Riedewald, étaient leurs avocats2.

2. Ibid.
La Commission interaméricaine des droits de l’homme a par la suite exprimé sa préoccupation quant aux exécutions illégales commises par des agents et autorités du gouvernement. La Commission a déclaré en outre qu’elle était particulièrement préoccupée des exécutions qui ont eu lieu à la prison de Fort Zeelandia dans la nuit du 8 décembre 1982, au cours de laquelle quinze personnalités du Suriname avaient été sommairement tuées. En outre, des éléments indiscutables recueillis par la Commission indiquent que ces 15 personnes ont été torturées avant d’être tuées et que de hauts responsables du gouvernement ont participé, directement ou indirectement, à leur mort.
Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a également conclu que les victimes avaient été arbitrairement privées de leur vie, en violation de l’article 6(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Comité recommandait au Suriname I) d’enquêter sur les exécutions de décembre 1982 ; II) de traduire en justice toutes les personnes dont on aurait reconnu la responsabilité dans la mort des victimes ; III) de verser une indemnité aux familles survivantes ; et IV) de faire en sorte que le droit à la vie soit protégé comme il convient au Suriname3.

3. CCPR/C/24/D/154/1983, 4 avril1985, § 15-16.

Désiré Delano (Desi) Bouterse a nié avoir diligenté les homicides, disant qu’il n’assumait de responsabilités que parce qu’il était chef du gouvernement et de l’armée à cette période. Ce point de vue a été contredit par le témoignage enregistré de l’unique survivant du massacre, le syndicaliste et dirigeant du Parti travailliste du Suriname Fred Derby, décédé en mai 2001. Des responsables judiciaires du Suriname ont poursuivi l’instruction pendant toute l’année 2001, mais ont reçu des menaces. Selon la presse, en juin 2002, plus de 160 personnes auraient été entendues dans le cadre de cette affaire au Suriname. En août 2001, le Suriname a demandé une aide de nature judiciaire au gouvernement néerlandais pour pouvoir procéder à des auditions aux Pays-Bas et recevoir l’aide d’experts médico-légaux. En mai 2002, des enquêteurs du Suriname ont été envoyés aux Pays-Bas pour entendre les témoins qui ne souhaitaient pas l’être au Suriname. Les enquêteurs auraient entendu plus de 40 personnes aux Pays-Bas. Les avocats de Désiré Delano (Desi) Bouterse ont reçu la permission d’assister à ces auditions, ce qui, selon certaines informations, aurait conduit certaines personnes à modifier leur témoignage par crainte de représailles.

Amnesty International a été informée que sur les 25 accusés traduits à présent en justice, 17 d’entre eux étaient membres des forces armées au moment des homicides, la nuit du 8 décembre 1982. Ces personnes seraient inculpées d’homicide, participation à des homicides, complicité d’homicide, et, dans le cas de l’officier le plus gradé, incitation/provocation au meurtre aux termes du droit pénal commun – mais pas de torture ou de violences4. Comme la majorité des accusés, y compris l’accusé principal Désiré Delano (Desi) Bouterse, étaient militaires au moment des crimes présumés, le procureur général, qui est également le procureur militaire, aurait décidé que les accusés devaient être jugés par un tribunal militaire. Les accusés doivent désormais comparaître devant un tribunal militaire composé de trois membres, bien que censément présidé par un juge civil, accompagné de deux officiers.

4. Le Suriname n’a pas encore ratifié la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants .
La décision de juger les accusés devant un tribunal militaire ne respecte pas les normes internationales. Comme le stipule l’article 14(1) du PIDCP, la première garantie institutionnelle d’un procès équitable est que la décision soit rendue par « un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi ». Les tribunaux militaires ne peuvent avoir compétence que pour des infractions d’ordre militaire, concernant la discipline au sein des forces armées ou les dégâts aux biens militaires. Toutes les infractions ordinaires commises par le personnel militaire, notamment les violations des droits humains et les crimes au regard du droit international, doivent être jugées par des tribunaux civils, selon une procédure pénale ordinaire5.

5. Voir le rapport d’étape du rapporteur spécial, Emmanuel Decaux, chargé d’une étude détaillée sur la mise en œuvre universelle des traités internationaux relatifs aux droits humains, UN Doc. E/CN.4/Sub.2/2005/8, 23 juin 2005 ; sur l’administration de la justice par les tribunaux militaires, UN Sub-Comm’n Hum. Rts. Res. E/CN.4/Sub.2/2005/L.18, 4 août 2005 (rapport salué par Amnesty International).

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