Souffrance et deuil des Syriens hospitalisés à Tripoli, au Liban

Il y a deux semaines, « Amina » a perdu ses jambes, son mari et ses deux jeunes enfants.

Dans un hôpital de Tripoli, elle me raconte avec un calme remarquable comment sa vie a littéralement volé en éclats.

Lorsque les forces du régime ont attaqué notre village, situé à une heure de la ville de Homs, nous avons pris la fuite et avons attendu en dehors du village, nous avons dormi dans un bâtiment inoccupé.

« Deux jours plus tard, tout était tranquille, alors nous avons pris le chemin du retour à moto. J’étais à l’arrière, tenant dans mon bras gauche ma fillette de 13 mois ; mon époux était devant, avec notre fils de trois ans sur les genoux. Nous avons été touchés par des tirs de missiles, mais je serais bien incapable de dire lesquels. »

Les récits livrés à Amnesty International lors d’une mission de recherche au Liban en mai attribuent aux forces gouvernementales la responsabilité des attaques qui ont détruit la famille d’« Amina » et de beaucoup d’autres. Toutefois, les restrictions imposées par les autorités syriennes aux ONG telles qu’Amnesty International qui souhaitent se rendre en Syrie font qu’il est extrêmement difficile d’enquêter sur les circonstances dans lesquelles des actes aussi terribles ont provoqué des victimes.

Le docteur « Nabil », un médecin jouissant d’une expérience internationale en matière de blessures causées lors des conflits armés, explique que les blessures les plus courantes nécessitant des soins d’urgence parmi les Syriens hospitalisés sont causées par des mortiers qui, selon lui, sont tirés sur des rassemblements de population – qu’il s’agisse d’étudiants, de personnes sur des marchés ou dans des magasins, etc. – et explosent en éclats d’obus.

Peu importe les circonstances exactes de ces attaques, les mortiers sont des armes intrinsèquement imprécises, qui ne doivent pas être utilisées contre des zones à forte densité de population.

Après les mortiers, la deuxième cause de blessures nécessitant des soins d’urgence à l’hôpital où travaille le docteur « Nabil » sont les projectiles – de tanks, d’artillerie, de lance-roquettes multiples ou autres.

Il estime que seules 1 % des personnes blessées dans le gouvernorat de Homs parviennent à venir se faire soigner à Tripoli, au Liban.

« Les hôpitaux de campagne ne peuvent pas faire face, ajoute-t-il, et d’ailleurs ce ne sont pas vraiment des hôpitaux de campagne, mais plutôt des postes de premier secours, au mieux, étant donné l’équipement, les médicaments et les compétences disponibles. »

Abd al Aziz, par exemple, qui a travaillé dans un « hôpital de premier secours » à Baba Amr, était étudiant en langues à l’université. Un « médecin » autodidacte dans un autre centre de soins, m’a-t-on dit, est en fait un commerçant.

Bassam Wazir, dont le neveu a été hospitalisé après avoir perdu un bras, me raconte la tragédie qui s’est abattue sur l’ensemble de sa famille.

Il me confie : « Il y a deux mois, j’ai enterré mon frère, Abd al Latif Wazir, âgé de 23 ans. Le 20 février, il est parti avec un ami, Ahmed, de notre village, al Buaydha al Sharqiyeh, pour rendre visite à notre tante qui vit à Tell al Shur, à cinq kilomètres.

Nous savons par un voisin qui était détenu au même endroit qu’ils ont été arrêtés par une patrouille et que mon frère a été détenu au Service de renseignement militaire à Homs. Plus tard, le 10 mars, mon père, qui est âgé de 80 ans et risque donc moins de se faire arrêter, est parti s’enquérir de son sort à l’hôpital militaire de Homs.

Une infirmière lui a révélé que mon frère était mort. Pour ramener sa dépouille, mon père a dû signer un papier sur lequel était écrit qu’il avait été " tué par un groupe armé ". En fait, il avait été torturé à mort.

« Il n’était pas recherché par les forces de sécurité et il ne faisait pas partie de l’Armée syrienne libre. Il avait une jambe contusionnée, le crâne enfoncé, des lésions dues à des décharges électriques sur les deux bras et trois balles dans le ventre et la poitrine. Quant à son ami Ahmed, on ne sait absolument pas ce qu’il est devenu. »

Bassam Wazir poursuit d’une voix sombre : Quelques jours plus tôt, le jour où l’Armée syrienne libre a quitté Baba Amr [le 1er mars 2012], des chabiha [bandes armées progouvernementales] ont sauvagement tué mon cousin Abd al Hakim Kerabji et sa famille, chez eux à Jober, dans la ville de Homs.

Les voisins ont raconté que plus de 100 chabiha sont arrivés dans le quartier, portant des bandeaux verts sur la tête. Ils ont trouvé Abd al Hakim, 42 ans, qui tenait une petite boutique de glaces, lui ont tranché la gorge et ont réservé le même sort à ses enfants Louai, 11 ans, Suleiman, 8 ans et Rukaya, 5 ans.

« Sa femme Mayada, poignardée au ventre et à la poitrine, a miraculeusement survécu. Son frère Abd al Bari, 40 ans, a lui aussi été assassiné. Ils ne faisaient pas partie de l’Armée syrienne libre, ni même de l’opposition. Ils ne participaient pas aux manifestations, pas comme nous. »

Un autre témoignage, livré par Muhammad Sabouh, illustre comment les familles sont détruites et privées de justice, perdues dans le dédale des allégations et des démentis émanant du gouvernement et de l’opposition.

Il sort de la poche de sa chemise une feuille de papier où sont inscrits 29 noms. « C’est mon père, mon grand-père, celui-ci est mon oncle, un autre oncle, ma tante, mon cousin, ma nièce, mon neveu… celui-ci, c’est un bébé », explique-t-il en pointant du doigt différents noms.

La plupart, poursuit-il, ont eu la gorge tranchée à Basateen, dans le quartier de Baba Amr [une attaque pour laquelle les deux parties se renvoient la responsabilité], trois autres ont été tués lors d’une précédente attaque au missile Grad contre Baba Amr, tandis qu’une infirmière a perdu la vie lors d’une attaque contre un hôpital de campagne à Baba Amr.

Une fois encore, me revient à l’esprit à quel point il est essentiel que des observateurs chargés de veiller au respect des droits humains puissent se rendre en Syrie afin d’y mener des investigations indépendantes.

Qu’ont donc à perdre les autorités syriennes en autorisant la venue de ces observateurs si, comme elles l’affirment, ces attaques sont imputables à des « groupes armés terroristes »  ?

**Les noms des personnes évoquées, à l’exception des familles Wazir, Kerabji et Sabouh, n’ont pas été révélés, par peur de représailles contre les familles. D’autres noms ont également été modifiés.

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