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Sortir de l’ombre après des années d’enfermement à la prison d’Abou Salim

Ali al Akermi a passé près de 30 ans enfermé comme prisonnier d’opinion en Libye sous le régime du colonel Mouammar Kadhafi, dont 18 années dans la tristement célèbre prison d’Abou Salim, où il a enduré les tortures et les mauvais traitements.

En 1973, Ali al Akermi était un militant politique de 22 ans, qui avait toute la vie devant lui.

Dans la soirée du 15 avril 1973, le colonel Mouammar Kadhafi s’est adressé à la nation libyenne dans un discours historique à Zuwarah, ville côtière située à l’ouest de Tripoli. Il a annoncé le lancement d’une « révolution populaire » et fait le serment d’éliminer toute opposition politique.

Ce jour-là, la vie d’Ali al Akermi a changé pour toujours.

Sa mère, qui écoutait le discours, a alerté son fils, craignant qu’il ne soit en danger parce qu’il était membre du Parti de la libération islamique, un groupe d’opposition libyen. Ali al Akermi a rapidement détruit toute preuve de ses activités militantes. « J’avais une machine à stencil et beaucoup de livres interdits. Je me suis débarrassé de tout ça », raconte-t-il.

Deux jours plus tard, les pires craintes de sa mère se sont confirmées. Lorsqu’Ali est rentré du travail le 17 avril, trois agents des services de renseignement libyens l’attendaient devant sa porte. Ils se sont dirigés directement vers la bibliothèque et se sont mis à feuilleter sa collection de livres. Ils lui ont ensuite demandé de les accompagner au poste de police pour un interrogatoire plus poussé.

« Ils m’ont dit que cela ne prendrait que cinq minutes », se souvient Ali d’un ton empreint d’ironie.

Il ne se doutait absolument pas qu’il lui faudrait attendre d’avoir 52 ans pour être enfin libéré. Ce qui devait être un rapide aller-retour au poste de police s’est transformé en un séjour de presque 30 ans derrière les barreaux. La mère d’Ali n’a jamais revu son fils.

Les horreurs d’Abou Salim

Ali al Akermi a passé 18 ans, d’octobre 1984 jusqu’en septembre 2002, dans la tristement célèbre prison de très haute sécurité d’Abou Salim, à Tripoli. Aujourd’hui encore, ce nom évoque les pires cauchemars pour de nombreux Libyens, tant il est associé aux douloureux récits de torture et de mauvais traitements.

« La torture était une pratique régulière et systématique à l’intérieur des prisons de la police militaire, raconte Ali. Ils nous entaillaient les genoux à coups de lames de rasoir, avant de saupoudrer du sel sur nos blessures pour qu’il se dissolve. Ils nous arrachaient des dents et des ongles. »
Parfois, raconte-t-il, les gardiens chauffaient des baguettes en métal, qu’ils enfonçaient dans l’anus des prisonniers. Ils lâchaient également contre les détenus des chiens d’attaque militaires entraînés.

La plupart des prisonniers étaient régulièrement frappés, sans raison. D’autres étaient régulièrement mis en joue ; bien souvent, on leur disait que toute leur famille allait subir des violences sexuelles, afin de leur extorquer des « aveux ».

Les souvenirs d’un massacre

Aujourd’hui, le bâtiment étouffant de béton qui abritait la prison d’Abou Salim est à l’abandon. Ses murs lugubres sont couverts de graffitis ; on peut lire les noms de certains détenus morts lors d’un massacre qui a eu lieu dans l’enceinte de la prison le 29 juin 1996, au cours duquel quelque 1 200 personnes auraient été tuées.

Des centaines d’hommes ont été conduits dans la cour et exécutés de manière extrajudiciaire durant ces événements, à titre punitif pour l’émeute qui avait éclaté dans la prison ce jour-là. Ali se trouvait à Abou Salim à cette période, et il a entendu les coups de feu retentir.

« Des avocats, des professeurs d’université, des médecins ont été tués de sang-froid ce jour-là », raconte Ali.

D’autres détenus ont pu voir depuis leur fenêtre les agents des forces de sécurité rassembler les cadavres puis les jeter dans une fosse commune.
Bien que 18 années se soient écoulées depuis le massacre de la prison d’Abou Salim, la vérité sur ce qui s’est exactement passé ce jour-là, et sur le sort réservé aux victimes, doit encore être établie. Les personnes responsables de ces agissements doivent rendre des comptes.

Ali a passé une grande partie de ses années de détention à Abou Salim, dans une cellule exiguë, dans des conditions sordides.

Les cellules de la prison, infestées d’insectes et de rats, n’étaient pas équipées de toilettes. Les prisonniers étaient contraints de demander aux gardiens des briques de lait pour uriner dedans. « Parfois nous utilisions les mêmes gobelets pour boire et uriner », raconte-t-il.

La puanteur dans les cellules était si forte que les gardiens se couvraient la bouche et le nez d’un foulard lorsqu’ils devaient y entrer.

La nourriture, peu abondante, était souvent brûlée ou infestée d’insectes.
« Nous étions contraints de manger tout ce qui nous tombait sous la main… De nombreux prisonniers mangeaient même l’herbe dans la cour », raconte Ali.

À un moment donné, ces terribles conditions de détention ont été aggravées par une épidémie de tuberculose.

« De nombreux collègues souffraient d’hémorroïdes et ont eu des saignements pendant six ans. Si vous aviez mal aux dents, vous passiez six années à souffrir », se souvient Ali.

Trouver la force de survivre

Tout au long des épreuves qu’il a endurées durant ses décennies passées en prison, Ali a puisé de la force dans les lettres des sympathisants d’Amnesty International, qui ont fait campagne en faveur de sa libération à partir de 1974, et dans la compagnie des autres prisonniers politiques. Beaucoup étaient des intellectuels et ils passaient leur temps ensemble à discuter et à débattre. Ils n’avaient ni papier ni crayon, aussi utilisaient-ils du dentifrice bleu pour écrire sur des paquets de cigarettes et des emballages de savon.
Plus que tout, Ali est parvenu à rester résilient malgré les épreuves et les violences qu’il a endurées.

«  Lorsque vous sentez que vous combattez la tyrannie et le despotisme, vous pouvez résister », confie-t-il.

« En Libye, nous avons un proverbe qui dit que quiconque entre dans Abou Salim est considéré comme mort, et quiconque sort d’Abou Salim est un nouveau-né. »

Ce proverbe s’applique parfaitement à son cas.

Ali a finalement été libéré en 2002, dans le cadre d’une tentative de Mouammar Kadhafi de redorer l’image de la Libye, après des années de pression internationale au sujet des prisonniers politiques. Peu après, il s’est marié, a eu des enfants et a construit une nouvelle vie. En 2005, il a porté plainte contre l’État pour les atteintes aux droits humains subies en détention, et a obtenu une indemnisation financière des tribunaux.
Aujourd’hui, il est une source d’inspiration et défend les droits humains en Libye en tant que président de l’Association libyenne des prisonniers d’opinion et en tant que consultant en droits humains auprès du Parlement provisoire libyen. Il défend le droit des anciens prisonniers politiques à obtenir réparation.

Les demandes de vérité, de justice et de réparations sont tout à fait légitimes, conformément au droit international relatif aux droits humains et aux normes afférentes.

En 2012, une loi qui prévoit des indemnités financières pour les prisonniers politiques détenus entre septembre 1969 et février 2011 a finalement été adoptée. Elle a commencé à être mise en œuvre récemment.

Cependant, les problèmes de sécurité et l’instabilité politique dans la Libye post-conflit éclipsent les efforts déployés pour remédier aux atteintes aux droits humains commises par le passé, et compromettent les droits des victimes.

Ali a tout à fait conscience des défis qui se posent à la Libye durant cette période de transition, mais il reste plein d’espoir. Après tout ce qu’il a traversé, son engagement en faveur des droits humains et de l’état de droit demeure très fort.

« Même nos tortionnaires ont droit à un procès équitable, explique Ali. Nous sommes opposés à la vengeance, parce que la violence engendrera toujours la violence. Nous soutenons la réconciliation, mais elle doit s’accompagner de justice. »

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