Russie, les accusations de fraude contre Alexeï Navalny sont arbitraires et politiques

Amnesty International a pris connaissance des documents relatifs aux nouvelles accusations de fraude retenues contre le prisonnier d’opinion Alexeï Navalny, affaire actuellement examinée par le tribunal du district de Lefortovo, à Moscou. L’organisation considère que les poursuites engagées sont motivées par des considérations politiques et reposent sur une application arbitraire de la loi. Ces accusations visent à ériger en infraction pénale le militantisme politique et la lutte contre la corruption que ses collègues et lui-même mènent de manière pacifique et légitime.

Ces poursuites judiciaires ont apparemment pour objectif de maintenir en prison un détracteur bien connu du Kremlin et de mettre fin ou de restreindre ses activités politiques, ainsi que d’intimider ses partisans et d’autres personnes critiques à l’égard du gouvernement en Russie. Les accusations semblent également vouloir discréditer Alexeï Navalny auprès des publics nationaux et internationaux.

Cette action en justice bafoue les droits d’Alexeï Navalny à la liberté d’expression, à la liberté d’association et à un procès équitable. La Russie ne respecte pas ses obligations internationales en tant qu’État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à la Convention européenne des droits de l’homme et à d’autres traités garantissant ces droits. Aussi doit-elle mettre un terme à ces poursuites.

Complément d’information

Alexeï Navalny est un homme politique russe de l’opposition, un militant qui lutte contre la corruption et fait partie des voix les plus célèbres qui s’élèvent pour critiquer les autorités russes. En 2011, il a créé la Fondation anticorruption (connue sous le sigle FBK en Russie), qui a depuis lors mené des enquêtes et publié de nombreux rapports documentant la corruption concernant de hauts fonctionnaires ainsi que d’importants politiciens et acteurs du monde des affaires russes. La FBK est rapidement devenue l’une des ONG les plus importantes et les plus connues dans le domaine de la lutte contre la corruption en Russie, et elle s’est financée grâce à des dons privés.

Les autorités russes ont riposté aux activités d’Alexeï Navalny en se livrant à des représailles, notamment en engageant des poursuites judiciaires à motivation politique. En 2013, il a été reconnu coupable de fraude dans l’affaire dite de « Kirovles » et condamné à cinq ans de prison avec sursis. La Cour européenne des droits de l’homme a considéré en 2016 que, dans ce procès, « la loi pénale avait été interprétée de manière arbitraire et non prévisible » et que la condamnation était considérée comme « manifestement déraisonnable [1] » . Après ce jugement, la condamnation a été annulée par la Cour suprême. Cependant, en mai 2017, la même peine a été prononcée à nouveau après un nouveau procès, au cours duquel aucun des manquements constatés par la Cour européenne des droits de l’homme n’a été pris en compte.

En 2014, Alexeï Navalny a été à nouveau reconnu coupable dans une autre affaire pénale à motivation politique, connue sous le nom de « l’affaire Yves Rocher », et a été condamné à une peine de trois ans et demi d’emprisonnement avec sursis. Cette condamnation a également été considérée comme « arbitraire et manifestement déraisonnable » par la Cour européenne des droits de l’homme Cour européenne des droits de l’homme, [2], un jugement qui a été ignoré par les autorités russes.

« Les autorités russes ont riposté aux activités d’Alexeï Navalny en se livrant à des représailles, notamment en engageant des poursuites judiciaires à motivation politique »

En décembre 2016, Alexeï Navalny a annoncé sa candidature à l’élection présidentielle russe de mars 2018. Un an plus tard, la Commission électorale centrale l’interdit de concourir. Elle le déclare inéligible aux présidentielles jusqu’en 2028 en raison de sa condamnation dans « l’affaire Kirovles », en vertu d’une loi adoptée en 2014.

En août 2020, Alexeï Navalny a été gravement empoisonné en Russie avec ce que les experts ont ensuite établi comme étant le novichok, un agent neurotoxique de qualité militaire. Avec l’accord des autorités russes, il a été transféré dans le coma pour être soigné à Berlin, en Allemagne.

Après sa convalescence en Allemagne, Alexeï Navalny est rentré le 17 janvier 2021 à Moscou, où il a été immédiatement arrêté. Il a été accusé d’avoir violé les conditions de sa peine dans « l’affaire Yves Rocher », et cette peine assortie de sursis a été transformée par une peine réelle. Il purge actuellement une peine de deux ans et demi de prison dans une colonie pénitentiaire à Pokrov, à 100 km à l’est de Moscou. Les autorités russes ont refusé d’enquêter sur son empoisonnement presque fatal, invoquant un manque de preuves.

Le 9 juin 2021, le tribunal municipal de Moscou a interdit la Fondation anticorruption (FBK) et deux autres ONG liées à Alexeï Navalny en les qualifiant d’organisations « extrémistes », malgré leurs activités pacifiques. De nombreuses personnes qui étaient employées dans ces trois organisations sont poursuivies pour leur implication dans ces prétendues « organisations extrémistes », tandis que de nombreuses autres ont dû fuir la Russie.

Les charges

Le Comité d’enquête (un organe gouvernemental indépendant chargé d’enquêter sur de graves infractions) a annoncé le 29 décembre 2020 avoir lancé une enquête pénale sur la fraude qu’Alexeï Navalny aurait commise à l’encontre des donateurs de ses ONG [3]. L’enquête a été ouverte plusieurs jours après que des groupes de journalistes d’investigation ont publié des preuves de l’implication des autorités russes dans l’empoisonnement d’Alexeï Navalny [4]. Au départ, les autorités ont affirmé qu’Alexeï Navalny avait dérobé plus de 356 millions de roubles (environ 3,3 millions de dollars des États-Unis au moment de la rédaction du présent rapport) pour ses besoins personnels. Au cours de l’été 2021, de nombreuses informations indiquent que la police a appelé et convoqué pour interrogatoire des donateurs de la FBK. On leur a demandé s’ils pouvaient être considérés comme des victimes de cette « infraction ». L’acte d’accusation final mentionne quatre de ces victimes, et le préjudice a été ramené à 2,7 millions de roubles (25 000 dollars des États-Unis) [5]. Néanmoins, en vertu de l’article 159(4) du Code pénal, Alexeï Navalny risque jusqu’à 15 ans d’emprisonnement.

Selon les termes de l’accusation, Alexeï Navalny et ses associés ont collecté des dons pour la lutte contre la corruption, mais les ont utilisés à des fins personnelles et pour leurs activités considérées arbitrairement par les autorités comme « extrémistes ». De même, selon le pouvoir, les dons recueillis pour la campagne présidentielle d’Alexeï Navalny entre 2016 et 2018 auraient aussi été collectés de façon frauduleuse, dans la mesure où Alexeï Navalny était au courant qu’il ne pourrait pas candidater compte tenu de son casier judiciaire. Les autorités affirment que ses activités visant à lutter contre la corruption ainsi que sa campagne présidentielle n’étaient en fait qu’un simulacre pour dissimuler des détournements de fonds.

« Les autorités affirment que ses activités visant à lutter contre la corruption ainsi que sa campagne présidentielle n’étaient en fait qu’un simulacre pour dissimuler des détournements de fonds »

Des soupçons pèsent sur les personnes reconnues comme victimes de l’infraction présumée et sur les circonstances de leurs dons. Par exemple, deux des victimes présumées semblent faire elles-mêmes l’objet d’enquêtes pénales distinctes [6] et seraient ainsi particulièrement sujettes à des pressions. Ces éléments ainsi que d’autres allégations relatives à la fabrication des accusations de fraude doivent faire l’objet d’une enquête approfondie de la part des autorités.

Toutefois, même si les victimes de l’infraction présumée ont livré un témoignage crédible, le fait que certains donateurs puissent exprimer leur mécontentement à l’égard du travail des ONG d’Alexeï Navalny ne rend pas le travail de ces dernières illégal et ne signifie pas qu’il y a eu détournements de fonds.

Le travail de la FBK et de ses organisations partenaires est protégé par le droit à la liberté d’association. La possibilité d’accéder à des fonds, par exemple par le biais de dons, est d’une importance capitale pour la réalisation du droit d’association et pour garantir un espace civique sain et indépendant. Les organisations de la société civile ont le droit d’obtenir des financements sans interférence de l’État. D’après le rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, les « associations, enregistrées ou non, devraient avoir le droit de solliciter des fonds et des ressources auprès d’entités nationales, étrangères et internationales et de recevoir de tels fonds, notamment d’individus, d’entreprises, d’organisations de la société civile, de gouvernements et d’organisations internationales [7] ». Dans certaines situations bien précises, le droit à la liberté d’association peut être restreint, mais les autorités russes n’ont pas démontré que de telles restrictions étaient justifiées dans le cas présent. Les accusations portées à l’encontre d’Alexeï Navalny concernant les activités de ses ONG sont motivées par des raisons politiques et constituent une violation de ce droit. En outre, les accusations relatives aux « activités extrémistes » des ONG sont fallacieuses et clairement motivées par des considérations politiques [8]. Par ailleurs, il n’y a aucune preuve qu’il a détourné des dons de manière illégale pour son profit personnel.

De même, le droit de faire des déclarations politiques qui contestent les personnes en position d’autorité, et de le faire sans crainte de poursuites pénales, est protégé par le droit à la liberté d’expression. Selon le Comité des droits de l’homme des Nations unies, « [l]a communication libre des informations et des idées concernant des questions publiques et politiques entre les citoyens, les candidats et les représentants élus est essentielle. » Amnesty International considère que les accusations portées contre Alexeï Navalny reposent sur une volonté de le pénaliser pour avoir exercé son droit à la liberté d’expression en défiant les personnes au pouvoir.

En adoptant des lois et en prononçant des condamnations pénales qui empêchent Alexeï Navalny de participer aux élections, les autorités ont cherché à l’exclure arbitrairement de la vie politique, ce qui constitue une violation de ses droits à la liberté d’association et d’expression, qui sont garantis par le droit international relatif aux droits humains et par la Constitution russe. La campagne d’Alexeï Navalny a cherché à mettre fin à cette situation en utilisant des moyens pacifiques et légaux, et elle ne peut servir de motif à ses poursuites.

Recommandations

Amnesty International demande aux autorités russes de prendre les mesures suivantes :

  • procéder à la libération immédiate et inconditionnelle d’Alexeï Navalny et garantir son droit à un recours utile ;
  • abandonner les accusations de fraude qui sont sans fondement et motivées par des considérations politiques à l’encontre d’Alexeï Navalny et de ses associés ;
  • abroger la décision de désigner la FBK et d’autres ONG d’Alexeï Navalny comme des organisations « extrémistes » ;
  • réexaminer et clore toutes les affaires pénales à motivation politique contre Alexeï Navalny et ses associés ;
  • veiller à ce qu’Alexeï Navalny et les autres détracteurs des autorités russes puissent exercer leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique et participer à la vie civique et politique sans discrimination.

Amnesty International appelle la communauté internationale à :

  • demander aux autorités russes de veiller à ce qu’elles respectent leurs obligations en matière de droits humains, notamment dans le cas d’Alexeï Navalny et de ses associés ;
  • assister aux audiences du procès et rendre publique leur position sur les poursuites engagées contre Alexeï Navalny ;
  • soulever l’affaire dans tous les forums internationaux appropriés.
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