Communiqué de presse

« On a l’impression en permanence qu’à tout moment quelque chose peut exploser » – la tension le long de la frontière entre le Tchad et le Soudan Par Alex Neve, secrétaire général de la section canadienne anglophone d’Amnesty International, actuellement à N’Djamena, au Tchad

La tension monte vite à la frontière entre le Tchad et le Soudan. Cela fait plusieurs mois qu’on peut voir les signes d’une détérioration de la situation des droits humains dans la région voisine soudanaise du Darfour. Cette tension, nous l’avons sentie aussi lorsque, dans le cadre de notre mission, nous nous trouvions près de la frontière. Les combats et les atteintes aux droits humains sont toujours plus fréquents pendant la saison sèche. Et il est indéniable que cette année, à la fin de la saison des pluies, les violences ont fortement augmenté.

Les combats font rage entre divers groupes ethniques de l’autre côté de la frontière, au Darfour, en particulier entre deux tribus arabes autrefois alliées, les Salamats et les Misseriyas. De nouveaux villages sont attaqués et laissés en ruines, il y a de plus en plus de morts et de blessés et, de nouveau, des femmes et des filles sont violées. Il est cependant encore impossible, à l’heure actuelle, de connaître l’ampleur de ces violences. Des maisons et des entreprises sont incendiées et détruites, les vols et les pillages de bétail et de biens sont généralisés.

Et des dizaines de milliers de personnes se retrouvent sur les routes. Depuis le début de l’année, plus de 30 000 – un chiffre qui n’avait pas été atteint depuis longtemps – ont ainsi traversé la frontière pour se réfugier au Tchad. Certaines se sont installées dans des camps de réfugiés, ou sont dispersées près de la frontière. Des milliers d’autres, on ignore combien, ont été récemment déplacées à l’intérieur même du Darfour, quoique trop loin de la frontière pour pouvoir se mettre en sécurité au Tchad. La capacité d’assistance aux réfugiés dans les régions éloignées de l’est du Tchad est déjà surchargée, et elle le sera encore plus en cas d’afflux massif de nouveaux réfugiés.

Entre-temps, les relations entre le Tchad et le Soudan – amicales depuis 2010 après des années de belligérance, de heurts transfrontaliers et de soutien à des groupes d’opposition armés – semblent de plus en plus tendues en raison des violences actuelles, si près de leur frontière commune. Le Tchad craint que les combats ne débordent une fois encore sur son territoire comme cela s’est déjà produit dans le passé. Le Soudan suppose que des groupes armés qui mènent des attaques au Soudan peuvent vouloir se mettre à l’abri dans des camps de réfugiés au Tchad. Si les deux pays recommencent à faire la guerre et à se pointer réciproquement du doigt, la situation des Darfouriens déplacés de la part et d’autre de la frontière n’en sera certainement pas facilitée.

Il n’est pas étonnant qu’un jeune homme du camp de réfugiés d’Abgadam, proche du point de rencontre instable des trois frontières du Tchad, du Soudan et de la République centrafricaine, m’ait dit avoir l’impression en permanence « qu’à tout moment quelque chose [pouvait] exploser ». Encore un raid sur le bétail. Encore un village attaqué. Encore une vague de réfugiés. La situation en République centrafricaine qui se détériore encore et encore. Et la région pourrait exploser.

Et pourtant, le monde ne semble pas y faire attention. Dans ce même camp, alors que notre délégation rencontrait un groupe de sheikhs représentant la communauté masalit, ceux-ci nous ont chaleureusement remerciés d’être venus. Ils étaient très reconnaissants pour tout ce que fait la communauté internationale pour leur fournir de la nourriture et de l’eau. Mais ils nous ont demandé si le reste du monde savait à quelle vitesse les choses empirent au Darfour.

Jeudi dernier, le 14 novembre, alors que nous nous apprêtions à quitter la zone autour du camp d’Abgadam, des combats ont de nouveau fait rage le long de la frontière. D’après les informations reçues plusieurs personnes ont été tuées, et des personnes qui se trouvaient du côté tchadien ont dit avoir vu des villages au Darfour enveloppés de fumée. On aurait dit que tous, les réfugiés, les travailleurs humanitaires, les représentants de l’ONU et les autorités tchadiennes, retenaient ensemble leur souffle.

Les rumeurs vont bon train. Y aura-t-il d’autres contre-attaques ? Y aura-t-il de nouveaux réfugiés ? Qu’en est-il des milliers de réfugiés, la plupart de l’ethnie misseriya, qui vivent dans la brousse autour du camp d’Abgadam, dont la population est essentiellement salamat ?

Et on parle de plus en plus de réinstaller éventuellement les réfugiés dans un nouveau camp, plus loin de la frontière. Inutile de dire qu’Abgadam se trouve dans une région très explosive. C’est pourtant là que les réfugiés veulent être. Ils ont des liens étroits avec la population tchadienne de la région et ont l’impression d’être suffisamment près pour pouvoir rentrer chez eux dès que la situation le permet. Quand nous avons demandé à des réfugiés d’Abgadam ce qu’ils pensaient d’un éventuel transfert à un autre camp situé à plusieurs centaines de kilomètres de là, à l’intérieur du pays, ils ne nous ont répondu que par le mépris.

Un homme âgé m’a dit : « Je suis trop vieux pour être déplacé quelque part où nous n’avons pas d’amis. Je n’irai pas. Je préférerais encore retourner mourir au Darfour, ou alors mourir ici même. »

Aucune décision n’a été prise sur une éventuelle réinstallation, mais il est indéniable que les rumeurs elles-mêmes ont donné lieu à beaucoup d’agitation.

Plusieurs fois, au cours de cette mission, des souvenirs sont remontés à ma mémoire, des souvenirs de femmes, d’hommes et de jeunes gens rencontrés durant d’autres missions non loin d’ici, le long de la frontière entre le Soudan et le Soudan du Sud, alors que j’enquêtais sur les atteintes aux droits humains dans l’État du Kordofan du Sud, au Soudan.

Lors des interviews que nous avons menées en avril 2012 dans le vaste camp de réfugiés de Yida, dans l’État d’Unité au Soudan du Sud, tout près de la frontière, ou en janvier 2013 alors que nous traversions des villages bombardés dans le Kordofan du Sud, les sujets abordés et les questions qu’on nous a posées ressemblaient tant à ce que nous entendons aujourd’hui au Tchad. « Quand est-ce que ça va s’arrêter ? » « Le monde sait-il ce qui se passe ? » « Pourquoi veulent-ils nous faire partir de ce camp de réfugiés ? On n’ira pas. » « S’il vous plaît, faites quelque chose pour que le gouvernement soudanais cesse de bafouer nos droits. »

Deux autres confits, deux autres frontières, deux autres pays qui accueillent des réfugiés. Mais derrière cette myriade d’atteintes aux droits humains, une seule nation – le Soudan. L’heure est venue d’engager une action concertée et unifiée pour faire cesser les atteintes aux droits humains partout au Soudan – partout. On ne peut pas attendre que tout explose, encore et encore. Les dirigeants du monde, en particulier ceux du Conseil de sécurité de l’ONU et de l’Union africaine, doivent en priorité redoubler d’efforts et de détermination pour protéger les droits humains à travers tout le Soudan.

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