Mesures anti-terroristes : des mesures disproportionnées

À partir de quel moment les mesures de protection de la sécurité nationale nous privent-elles des droits qu’elles prétendent justement garantir ?

Selon le vieil adage, « quand on n’a rien à cacher, il n’y a rien à craindre ». Ce n’est pourtant pas ce que laisse penser l’analyse détaillée du coût en matière de droits humains que représentent les politiques sécuritaires en pleine expansion en Europe.

Les recherches d’Amnesty International donnent de nombreuses informations sur l’inquiétante tendance « orwellienne » qui déferle sur toute l’Europe, où les États, pour combattre le terrorisme, bafouent les libertés en exerçant des pouvoirs de moins en moins contrôlés.

Les frontières entre les pouvoirs de l’État et les droits des personnes sont redéfinies et le cadre européen de défense des droits humains, construit avec tant de soin après la Seconde Guerre mondiale, est en train d’être rapidement démantelé.

« Un tableau préoccupant se dessine, dans lequel des pouvoirs illimités bafouent des libertés considérées comme acquises depuis bien longtemps. » John Dalhuisen, directeur du programme Europe d’Amnesty International

L’ampleur grandissante des politiques sécuritaires en Europe

Dans un contexte marqué par la série d’attentats qui a visé l’Europe ces deux dernières années, les gouvernements ont rejeté l’idée selon laquelle ils devaient assurer la sécurité afin que la population puisse jouir de ses droits, préférant restreindre ces droits dans le but de garantir la sécurité.

Dans de nombreux pays, la mise en œuvre et le prolongement de l’état d’urgence, ainsi que d’autres mesures, ont été facilités ; des pouvoirs qui devraient être exceptionnels et temporaires sont de plus en plus souvent intégrés de manière permanente dans le droit pénal ordinaire.

Les définitions trop vagues du terrorisme constituent une part importante du problème. Comme il n’existe aucune définition universelle, les États et les organes internationaux se sont dotés de leur propre définition. Mais ces dernières sont ainsi devenues de plus en plus vagues, de manière à pouvoir être appliquées de façon arbitraire. Des citoyens honnêtes peuvent donc faire l’objet d’une surveillance injustifiée, d’ordonnances administratives qui restreignent leurs libertés, de fouilles intrusives et bien pire.

L’histoire d’Ahmed

En novembre 2016, Ahmed H, résident de Chypre, a été condamné à 10 ans de prison pour un « acte à caractère terroriste » présumé, parce qu’il s’était servi d’un mégaphone pendant une manifestation à un poste-frontière. Il s’y était rendu pour aider sa famille à fuir la Syrie et à se mettre à l’abri.

Il a reconnu avoir jeté des pierres à la police lors des troubles qui ont éclaté après un recours excessif à la force de la part des policiers. Des séquences montrent Ahmed utilisant un mégaphone pour demander aux réfugiés et aux policiers de garder leur calme.

« Cette décision s’appuie sur une mauvaise utilisation flagrante de la législation antiterroriste, et illustre une convergence inquiétante entre deux tendances dangereuses : le recours à mauvais escient à des charges liées au terrorisme et le traitement choquant réservé aux réfugiés et aux migrants. »
Gauri Van Gulik, Amnesty International

États-espions

De nombreux États membres de l’UE ont rejoint le club des « États-espions », en adoptant de nouvelles lois qui autorisent la surveillance de masse non ciblée, octroyant ainsi des pouvoirs intrusifs aux services de sécurité et du renseignement.

Des pouvoirs de surveillance de masse ont été accordés ou élargis au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Pologne, en Hongrie, en Autriche, en Belgique et aux Pays-Bas, entre autres. Ces pouvoirs permettent l’interception à grande échelle des données de millions de personnes, et la possibilité de les consulter

En 2013, le ressortissant brésilien David Miranda a été placé en détention, en vertu de pouvoirs relatifs à la lutte contre le terrorisme, alors qu’il transitait par le Royaume-Uni. David Miranda transportait des documents que lui avait fournis le lanceur d’alerte Edward Snowden.

Il a été fouillé et interrogé pendant neuf heures au motif qu’il était soupçonné d’avoir participé à des actes d’« espionnage » et de « terrorisme ». Son téléphone mobile, son ordinateur portable, son disque dur externe et d’autres documents lui ont été confisqués.

En janvier 2016, la Cour d’appel de Londres a statué que l’interpellation était légale, mais que les pouvoirs relatifs à la lutte contre le terrorisme étaient contraires à l’ensemble de la législation européenne en matière de droits humains et plus précisément à la liberté d’expression, car ils n’étaient pas assortis des garanties empêchant qu’il y soit recouru de façon abusive. Le gouvernement a refusé de modifier la loi.

Un effet très négatif sur la liberté d’expression

Certains gouvernements ont utilisé la menace du terrorisme pour cibler des personnes qui exerçaient légalement leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion.

En Espagne, deux marionnettistes ont été arrêtés après un spectacle durant lequel une marionnette tenait une bannière avec un slogan considéré comme une « glorification du terrorisme ».

En France, une infraction similaire, l’« apologie du terrorisme », a été utilisée pour inculper des centaines de personnes, notamment des mineurs, pour des « infractions ».

Les marionnettistes espagnols

En Espagne, deux marionnettistes ont été arrêtés après un spectacle durant lequel une marionnette tenait une bannière avec un slogan considéré comme favorable au groupe armé basque ETA.

Alfonso Lázaro de la Fuente et Raúl García Pérez jouaient leur spectacle à l’occasion d’une manifestation publique à Madrid.

Ils ont été inculpés de « glorification du terrorisme », une infraction passible de quatre ans de prison. Au bout de plusieurs mois, ces poursuites ont finalement été abandonnées après avoir été contestées devant la justice. Mais ils étaient toujours accusés d’« incitation à la haine ou à la violence » jusqu’à ce qu’un tribunal local de Madrid ordonne également l’abandon de ces poursuites en janvier 2017.

Après leur libération en février 2016, ils ont reçu l’interdiction de quitter le territoire et devaient se présenter quotidiennement dans un tribunal ou un commissariat.

Qu’en est-il de la présomption d’innocence ?

Dans une version moderne du concept de « crime de pensée » d’Orwell, des personnes peuvent être inculpées d’actes qui seraient normalement légaux, uniquement parce que les autorités pensent qu’elles commettront à l’avenir un acte criminel. De nouvelles lois érigent en infraction de soi-disant « actes préparatoires », par exemple le fait de se rendre dans certains endroits ou même le fait, encore plus prématuré, de préparer ce voyage.

Des gouvernements européens ont également investi dans des initiatives de « prévention des infractions » et se reposent de plus en plus sur des ordonnances ou mesures administratives afin de restreindre le droit de circuler librement des individus, ainsi que d’autres droits. De nombreuses personnes ont ainsi été sanctionnées sans avoir commis aucune infraction, ce qui est contraire à la présomption d’innocence, un principe fondamental du droit pénal.

Dans de tels cas, les informations sont généralement tenues secrètes, empêchant les personnes soumises à ces mesures restrictives de se défendre efficacement. Certains pays ont adopté de nouvelles lois qui leur permettent de détenir sans inculpation et pendant de longues périodes des personnes soupçonnées de terrorisme. Souvent, aucune poursuite n’est engagée.

Discrimination

Les réfugiés et les migrants, les défenseurs des droits humains, les militants et les minorités ont été particulièrement pris pour cible par les nouvelles mesures antiterroristes.

Certains groupes de personnes, notamment les musulmans, les étrangers ou les personnes perçues comme tels, sont souvent stéréotypés et considérés comme plus susceptibles de basculer dans la « radicalisation », l’« extrémisme » ou la criminalité. Ils sont repérés et ciblés par l’application abusive de lois définissant le terrorisme dans des termes très vagues.

Des actions discriminatoires mises en œuvre par les États et par leurs agents sont de plus en plus perçues comme « acceptables » dans le contexte de la sécurité nationale. Elles sont pourtant intolérables.

Un phénomène qui touche tout le monde

La construction d’une Europe « hypersécurisée » se déroule sous nos yeux ; une Europe où la peur, l’aliénation et les préjugés rognent progressivement les valeurs d’équité, d’égalité et de non-discrimination, c’est-à-dire les valeurs sur lesquelles l’Union européenne a été fondée.

Les gouvernements européens doivent de toute urgence réaffirmer leur engagement en faveur du respect des obligations internationales relatives aux droits humains dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. La régression continue de très nombreux aspects de la protection des droits au sein de l’UE doit cesser.

Si nous ne faisons rien, nos droits risquent d’être mis à mal par des pouvoirs dangereusement disproportionnés qui étaient censés nous protéger.

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