Faire la lumière sur la mort de treize personnes

Le procès de 24 Sahraouis qui s’est ouvert le 26 décembre devant un tribunal civil est l’occasion de remédier aux nombreuses violations des droits humains ayant marqué leur procès entaché d’irrégularités qui s’était tenu en 2013 devant un tribunal militaire. Les audiences se sont poursuivies les 23, 24 et 25 janvier devant la cour d’appel de Rabat, et l’affaire a ensuite été renvoyée au 13 mars. Amnesty International a déclaré qu’un procès équitable était essentiel pour faire la lumière sur les événements de 2010 qui avaient entraîné la mort de 11 membres des forces de sécurité marocaines et de deux Sahraouis.

Le groupe de 24 accusés comprend des membres de groupes sahraouis de défense des droits humains et des militants politiques qui étaient parmi les nombreux Sahraouis arrêtés par les forces de sécurité marocaines dans le cadre des affrontements violents qui ont suivi le démantèlement par la force d’un camp de protestation installé à Gdim Izik, non loin de Laayoune, au Sahara occidental sous administration marocaine. Amnesty International avait envoyé peu après une délégation dans la région. Le rapport rédigé à la suite de cette visite exposait l’utilisation d’une force excessive par les forces de sécurité marocaines pour démanteler le camp de protestation et procéder à des arrestations ainsi que la résistance violente au démantèlement opposée par des individus à l’intérieur du camp ainsi que dans la ville voisine de Laayoune. L’organisation a appelé à plusieurs reprises les autorités marocaines à ordonner une enquête sur les violations des droits humains qui ont été commises le 8 novembre 2010 pendant le démantèlement du camp et par la suite et à veiller à ce que les personnes arrêtées dans le cadre de ces affrontements ne soient pas torturées ni maltraitées.

Les modifications de la législation nationale et la décision du Comité contre la torture [ONU]

Une nouvelle Loi sur la justice militaire adoptée en 2015 soustrait les civils à la compétence des tribunaux militaires ; son article 219 a toutefois confirmé les jugements concernant des civils qui avaient été prononcés par des juridictions militaires. Des civils emprisonnés après avoir été condamnés par des tribunaux militaires ont donc été maintenus en détention. Amnesty International est opposée à ce que des civils soient jugés par des tribunaux militaires. Les tribunaux internationaux, entre autres organes, ont exprimé de fortes réserves à propos des procès de civils devant des tribunaux militaires en raison de la nature de ces juridictions et des préoccupations quant à leur indépendance et à leur impartialité. Certaines de ces instances, comme la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, ont régulièrement conclu que les procès de civils devant des tribunaux militaires violaient le droit à un procès équitable. Les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique interdisent de déférer des civils devant des tribunaux militaires.

Amnesty International appelle les autorités marocaines à garantir le droit des accusés à un procès équitable durant cette procédure.

Ceci comprend le respect de la présomption d’innocence, l’ouverture d’enquêtes sérieuses sur les allégations de torture et de mauvais traitements infligés en détention ainsi que l’exclusion de tout élément de preuve obtenu sous la contrainte. Le Comité contre la torture [ONU] a également émis des recommandations similaires dans ses observations finales sur le respect par le Maroc de ses obligations découlant de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture). Le comité a régulièrement appelé le Maroc à ordonner sans délai des enquêtes effectives et impartiales sur des allégations de torture, à obliger les responsables de tels agissements à rendre compte de leurs actes, et à exclure de la procédure judiciaire des déclarations obtenues sous la contrainte, hormis à titre de preuve pour poursuivre les auteurs d’actes de torture ou d’autres formes de mauvais traitements.

Le 14 novembre, le Comité contre la torture a également adopté une décision dans laquelle il conclut que le Maroc a violé les droits d’Ennaama Asfari, l’un des accusés, découlant de la Convention contre la torture. Ces manquements comprennent les actes de torture et les mauvais traitements infligés après son arrestation (art.1), l’absence d’enquête sur ses allégations de torture et de mauvais traitements (art. 12), l’absence de protection du requérant et de son avocat contre les représailles pour avoir déposé une plainte pour torture et mauvais traitements (art.13), le fait que le requérant n’ait pas obtenu de réparations pour les actes de torture et les mauvais traitements, notamment une réadaptation médicale et une indemnisation (art. 14), l’utilisation dans la procédure d’une déclaration signée sous la torture ou d’autres formes de mauvais traitements (art. 15) et le fait de n’avoir pas empêché qu’il soit soumis à des mauvais traitements en prison, notamment le fait que des gardiens l’ont battu et que l’administration pénitentiaire l’a détenu dans des conditions très éprouvantes (art. 16).

Amnesty International appelle les autorités marocaines à mettre en œuvre les recommandations du comité à propos d’Ennaama Asfari. Le comité les a invitées à indemniser cet homme de manière adéquate et équitable. Il les a également priées de mener une enquête sur ses allégations de torture conformément au Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul) dans le but de poursuivre en justice les responsables de ces agissements s’il existe des éléments de preuve suffisants. Par ailleurs, le comité a demandé aux autorités marocaines de s’abstenir de tout acte d’intimidation ou de représailles contre Ennaama Asfari pour lui avoir adressé une plainte. Enfin il a demandé aux autorités de l’informer dans un délai de 180 jours des mesures prises conformément à ses conclusions.

La procédure civile en cours

La procédure civile fait suite à une décision rendue le 27 juillet 2016 par la Cour de cassation, plus haute instance judiciaire marocaine, et qui a annulé la condamnation prononcée en février 2013 par le Tribunal militaire permanent des forces armées royales siégeant à Rabat. La Cour de cassation a mis en évidence le fait que le tribunal militaire n’avait pas établi des éléments essentiels concernant les infractions, à savoir l’identité de l’auteur et de la victime pour chaque mort, et la manière dont les accusés auraient été complices des violences. Citons parmi les lacunes dans les éléments à charge l’absence d’autopsies des personnes décédées alors que le procès devant le tribunal militaire s’est déroulé plus de deux ans après les faits.

Les 24 Sahraouis sont actuellement poursuivis pour les mêmes chefs d’accusation que lors de leur procès devant le tribunal militaire, la procédure reposant sur les investigations menées par le juge d’instruction du Tribunal militaire permanent des forces armées qui ont débouché sur le procès militaire. Il est essentiel que la cour d’appel de Rabat fasse sa propre évaluation des éléments de preuve obtenus lors de ces investigations. La plupart des 24 hommes sont accusés de constitution d’une « bande criminelle » et de participation à des violences contre les forces de l’ordre ayant entraîné la mort, avec ou sans intention de la donner. Deux d’entre eux ont également été accusés de profanation de cadavre. Les familles des 11 membres des forces de l’ordre qui ont trouvé la mort tentent aussi d’intenter une action civile pour obtenir des dommages et intérêts ; leur demande est actuellement examinée par la cour.

Le 25 janvier, des avocats de la défense ont contesté la compétence de la cour d’appel de Rabat pour juger leurs clients. Ils ont fait valoir que cette instance se trouvait en dehors du territoire où les infractions auraient été commises, à savoir sur le territoire non autonome du Sahara occidental annexé par le Maroc en 1975, et ils ont ajouté qu’aux termes du droit international humanitaire et de la Quatrième Convention de Genève à laquelle le Maroc est partie le procès devait se tenir dans ce territoire « occupé par le Maroc ». Ils ont exigé que l’affaire soit jugée par le tribunal de première instance de Laayoune, au Sahara occidental.

Selon des observateurs et des avocats, les avocats de la défense ont rencontré des obstacles pour présenter leurs arguments. Le juge a d’abord affirmé qu’il ne comprenait pas l’arabe de l’avocate qui plaidait alors que d’autres personnes présentes dans la salle d’audience ont dit qu’elles le comprenaient bien. L’avocate a alors proposé de remettre un mémoire en arabe à la cour, mais le juge a invoqué une irrégularité de procédure pour refuser de prendre le document. Enfin, quand l’avocate a repris sa plaidoirie et déclaré que le Sahara occidental était « occupé par le Maroc », le procureur général du roi l’a interrompue en affirmant qu’elle « menaçait l’intégrité territoriale » du Maroc, une infraction punie d’une peine d’emprisonnement en droit marocain, ce qui constituait une violation du droit à la liberté d’expression. Le juge a ensuite dit à l’avocate qu’il appliquerait le droit marocain et non le droit international. Elle a répondu que le droit marocain devait être interprété à la lumière du droit international et le juge a déclaré que si elle continuait à plaider il userait de son pouvoir aux termes de l’article 298 du Code de procédure pénale qui lui permet de rejeter les tentatives de la défense de prolonger inutilement les débats.

La cour a accepté de citer à comparaître certains des témoins de la défense. Elle a également accepté la demande d’examen médico-légal pour les accusés détenus, mais l’a rejetée pour les trois autres qui sont en liberté. Trois médecins marocains ont été désignés pour procéder à ces examens médicaux. La décision de la cour constitue une amélioration notable par rapport à la persistance du Tribunal militaire permanent des forces armées de Rabat à ne tenir aucun compte des allégations de torture en détention et des demandes d’examen médical formulées lors du procès militaire de 2013.

Les examens médicaux effectués dans le cadre d’enquêtes sur des allégations de torture doivent être conformes au Protocole d’Istanbul. Les médecins doivent être impartiaux et indépendants par rapport aux autorités ainsi que l’a fait observer le Sous-comité pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Sous-comité pour la prévention de la torture) [ONU]. Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a également souligné l’importance de ne pas restreindre l’équipe de médecins légistes aux experts officiellement agréés et de permettre à des experts de la santé non gouvernementaux d’analyser des examens officiels et de mener des expertises indépendantes.

En outre, la cour doit faire preuve de diligence pour interpréter les résultats de ces examens médicaux, tout particulièrement dans un cas comme celui-ci, plus de six ans après les actes de torture qui auraient été infligés. Plus particulièrement, comme le Sous-comité pour la prévention de la torture l’a fait observer, l’absence d’éléments médicaux ne prouve pas que les actes de torture n’ont pas existé. Des examens médicaux insuffisants ne permettent pas toujours de détecter des marques de torture, celles-ci peuvent s’estomper avec le temps, et beaucoup de formes de mauvais traitements, tant les tortures physiques que psychologiques, par exemple certaines formes de violence sexuelle, ne laissent que peu, voire pas du tout, de traces. De façon cruciale, les examens médicaux ne remplacent pas d’autres aspects des enquêtes, à savoir l’interrogatoire des victimes et des témoins.

La cour d’appel de Rabat a refusé jusqu’à présent la demande de mise en liberté sous caution des 21 accusés qui comparaissent détenus. Plusieurs d’entre eux souffrent de maux qui les empêchent de rester debout pendant de longues périodes, mais ils n’ont d’autre alternative que de rester debout dans la salle d’audience ou de s’asseoir dans une salle vitrée voisine d’où ils ne peuvent pas entendre les débats. Les avocats ont déclaré que lors de la première audience ils n’avaient pas eu la possibilité de s’entretenir en privé avec les accusés pour préparer leur défense. Les accusés avaient eu du mal à obtenir des crayons pour prendre des notes des débats et durant l’une des audiences on leur avait autorisé un seul crayon pour tous. Ces restrictions violent l’obligation de mettre à la disposition des accusés des moyens suffisants pour préparer leur défense, un principe central de l’égalité des armes et du droit à un procès équitable.

La cour n’a pas autorisé les familles des accusés à assister à la première audience et un seul proche par accusé a été accepté par la suite ; aucune restriction similaire n’a été imposée aux familles des membres des forces de sécurité marocaines qui ont été tués. Des proches des accusés auraient été régulièrement intimidés et harcelés à l’extérieur du tribunal et pendant leur séjour à Salé. Plusieurs se sont plaints d’avoir été frappés à coups de bouteille d’eau, et dans certains cas de pierre, de fruit pourri et de bouteille remplie d’urine, et d’avoir été menacés de mort quand ceux qui n’avaient pas été autorisés à entrer dans la salle d’audience tenaient des sit-in pacifiques à l’extérieur du tribunal ainsi que le soir lorsqu’ils rentraient à l’endroit où ils logeaient. Des témoins ont ajouté que ces faits se produisaient souvent sous le regard de membres des services de sécurité marocains dont plusieurs s’étaient abstenus d’intervenir. Des vidéos de Marocains manifestant devant le tribunal en faveur des membres des forces de sécurité décédés ainsi que des reportages des médias montrent de nombreux appels à la cour pour qu’elle sanctionne sévèrement les accusés, voire les condamne à mort. Enfin, Claude Mangin, l’épouse française d’Ennaama Asfari, qui était allée au Maroc le 5 février pour lui rendre visite, s’est vu refuser l’entrée sur le territoire. Après l’avoir retenue pendant 24 heures à l’aéroport Mohamed V de Casablanca, les autorités l’ont forcée à prendre un vol pour Genève.

Vingt-et-un des 24 accusés condamnés en 2013 par le tribunal militaire à de lourdes peines d’emprisonnement, dans certains cas à la réclusion à perpétuité, sont maintenus en détention dans l’attente de l’issue de leur procès devant la cour d’appel de Rabat. L’un des trois accusés qui sont actuellement en liberté est âgé et malade et il a été libéré sous caution pour raison médicale. La cour d’appel de Rabat a invoqué l’absence de cet homme le 26 décembre pour renvoyer l’affaire au bout de neuf heures de débats. Elle a ensuite décidé, le 23 janvier, de disjoindre son cas de celui des autres accusés. Deux autres hommes condamnés dans le cadre de la même affaire ont été libérés en 2012 après avoir purgé des peines de deux ans d’emprisonnement ; ils ont comparu devant la cour. Le militant sahraoui Hassanna Alia a trouvé refuge en Espagne après avoir été condamné par contumace à l’issue du procès militaire de 2013. Il ne bénéficiera pas du procès civil qui se déroule actuellement devant la cour d’appel de Rabat. Les avocats de la défense ont indiqué à Amnesty International que le fait qu’il ait été condamné par contumace n’avait pas permis à des avocats de former un recours en son nom devant la Cour de cassation.

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