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Exploités sous le soleil du Sud

FOGGIA, Italie — Construit autour de fermes abandonnées à l’extérieur de Foggia, une région très rurale de l’Italie, un camp de cabanes en carton et en bois abrite plus de 1 000 personnes. Malgré la pauvreté, il règne ici une atmosphère joyeuse en cette soirée d’été. De la musique afrobeat flotte dans l’air. Un homme âgé coupe des bouts de viande et allume un petit feu, remplissant l’air d’une odeur d’épices et de fumée.

La chaleur de la journée est encore écrasante et de nombreux migrants vivant dans le camp, des Africains qui travaillent comme ouvriers agricoles aux alentours, sont couverts d’un manteau de poussière sèche. Un certain nombre d’entre eux s’arrête à l’entrée de l’ancienne ferme où leur abri de fortune est installé. Ils se lavent en utilisant les systèmes d’irrigation qui fonctionnent toujours et déversent un mélange douteux de produits chimiques et d’eau. Après, certains d’entre eux se rassemblent autour d’un ordinateur portable et d’un scanner que des syndicalistes locaux ont posés sur une table en plastique à l’ombre d’un parasol, créant ainsi une sorte de stand.

Le Ghetto di Foggia, comme on surnomme le camp, est situé à environ 25 kilomètres de la ville la plus proche. Il y a deux bars, un restaurant et même une discothèque, tous installés dans des abris en bois et en carton. Ces services n’améliorent cependant pas vraiment la situation de misère : les habitants du camp vivent à côté d’une décharge où les déchets s’accumulent de jour en jour, et les toilettes mobiles qui débordent répandent une puanteur constante.

La plupart de ceux qui vivent ici ont traversé la Méditerranée en courant de grands dangers, sur des bateaux conçus pour transporter une dizaine de personnes au maximum mais qui accueillaient des centaines de passagers. Les risques courus par ceux qui font le voyage ont d’ailleurs été illustrés cet été, lorsque 45 personnes fuyant l’Afrique du Nord sont mortes asphyxiées après avoir été entassées dans la cale d’un bateau de pêche.

Le syndicat est là pour aider les gens à postuler pour des emplois. Cependant, beaucoup de ces réfugiés et migrants n’ont pas de papiers d’identité ou se sont vus refuser leur demande d’asile. Ils ne peuvent donc pas être embauchés légalement.

Pour survivre, ils travaillent sans être déclarés, souvent pour des salaires scandaleusement bas. Leur travail est organisé par un réseau d’intermédiaires redoutés et connus sous le nom de caporali, ou « caporaux ».

Seydou, originaire d’Afrique de l’Ouest, est l’un de ceux qui n’ont pas réussi à convaincre la commission italienne du droit d’asile qu’il était en danger dans son pays. Il raconte qu’il vient de passer 14 heures à ramasser des courgettes sous une chaleur qui approche les 40 degrés Celsius et qu’il a été rémunéré 15 euros pour son travail, ce qui est nettement inférieur au salaire journalier minimum de 50 euros fixé par le gouvernement pour le secteur de l’agriculture à Foggia. Les syndicats locaux disent qu’il y a des milliers de personnes comme Seydou qui travaillent pendant un nombre d’heures excessif pour un salaire de misère.

Seydou est un maillon de la chaîne de production alimentaire italienne. Ses patrons, les caporali, se comportent comme des chefs de gang. Beaucoup d’entre eux sont eux-mêmes des migrants, mais au fil des années depuis leur arrivée en Italie, ils ont établi des contacts avec des propriétaires terriens et des représentants de la loi et ont réussi à acheter des véhicules. Ils font payer les autres, les migrants fraichement arrivés, pour les emmener jusqu’aux champs où ils travaillent, et prennent une part conséquente des salaires de misère de Seydou et de ses compagnons.

Les migrants courbent l’échine face aux caporali par peur de ne plus avoir de revenus. « Les caporali sont les rois des esclaves », déclare Daniele Calamita, secrétaire général du syndicat agricole de Foggia. « Ils contrôlent tout. Ils n’ont pas besoin d’avoir recours à la force quand ils dominent [les migrants] psychologiquement. »

Calamita est un socialiste engagé, il a même un tatouage de Che Guevara sur l’épaule. Les syndicats ont travaillé dur pour que le gouvernement mette en place des lois relatives au droit du travail, souligne-t-il, et les caporali et les employeurs peu scrupuleux piétinent ces protections juridiques. « Il n’y a souvent pas de contrat, mais si [les caporali] ont besoin de présenter un contrat, celui-ci indiquera toujours un nombre d’heures de travail bien inférieur à la réalité » indique Calamita.

Le syndicat mène un dur combat pour que les migrants aient des salaires équitables et qu’ils puissent vivre dans des conditions décentes. Ils les aident à obtenir un permis de séjour, font pression sur les autorités italiennes et inscrivent les migrants sur les listes officielles parmi lesquelles les employeurs peuvent sélectionner des ouvriers (c’est pour cette raison que le stand est installé dans le camp). Cependant, jusque là, l’appétit vorace de l’agriculture italienne pour la main d’œuvre bon marché l’a emporté. Les médias locaux ont indiqué que, au 13 août, pas un seul ouvrier n’avait été sélectionné parmi les plus de 1 000 inscrits sur la liste de Foggia depuis début juillet. Les employeurs rechignent à emprunter la voie légale car ils devraient alors payer des impôts et des cotisations sociales.

Lorsque les gens, et particulièrement les migrants, cherchent désespérément du travail, les employeurs et les intermédiaires sont plus que disposés à les embaucher pour des salaires nettement inférieurs au salaire minimum légal. Et avec des millions d’hectares de terre à surveiller, l’industrie rurale italienne est parmi les plus difficiles à réglementer. Selon le magazine Forbes, pas moins de 17 pour cent du PIB de l’Italie provient de transactions clandestines. Celles-ci sont particulièrement fréquentes dans le secteur agricole.

Le gouvernement italien n’a pas encore fait d’effort concerté pour éradiquer le système des caporali. « Les caporali existent dans l’industrie de l’agriculture depuis des siècles » déclare Calamita.

« On pourrait penser qu’il s’agit d’un problème qui ne concerne que les migrants, mais c’est en réalité un problème qui concerne l’Italie. »

Le HCR, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, répertorie actuellement 92 000 réfugiés, demandeurs d’asile et apatrides en Italie. À l’heure où des milliers d’autres personnes gagnent les côtes du sud de l’Europe, fuyant les conflits en Afrique et au Moyen-Orient, ce « problème italien » pourrait devenir une véritable crise si rien n’est fait.

Quand la température écrasante de la journée commence enfin à tomber, les ouvriers quittent progressivement le stand. Sans intervention du gouvernement pour sanctionner ceux à qui profite le système de corruption et encourager les employeurs à sélectionner leurs employés parmi les listes officielles, la situation des habitants du Ghetto di Foggia ne changera pas. Seydou retourne à sa cabane pour dormir, laissant derrière lui les toilettes mobiles et se frayant un chemin à travers les ordures qui jonchent le sol jusqu’au pas de sa porte. Demain, une autre longue et dure journée l’attend.

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