Égypte, Le personnel de santé confronté à un choix impossible : « la mort ou la prison »

Médecins COVID-19

Les autorités égyptiennes doivent immédiatement mettre fin à leur campagne de harcèlement et d’intimidation contre les professionnel·le·s de santé en première ligne du combat contre la pandémie de COVID-19 qui expriment des inquiétudes quant à leur sécurité ou qui critiquent la façon dont le gouvernement gère cette crise.

L’organisation a rassemblé des informations montrant que les autorités égyptiennes ont utilisé les chefs d’accusation à la formulation vague et trop large de « diffusion de fausses nouvelles » et « terrorisme » pour arrêter et incarcérer de façon arbitraire des professionnels de santé qui se sont exprimés ouvertement, et qu’elles les ont menacés, harcelés et soumis à des mesures punitives.

Les personnes prises pour cible par les autorités ont dénoncé des conditions de travail dangereuses, des pénuries d’équipements de protection individuelle (EPI), une formation insuffisante à la prévention de l’infection, des tests restreints pour les professionnels de santé et un manque d’accès à des soins de santé vitaux.

Amnesty International a mené des entretiens avec 14 médecins, leurs proches, des avocats et des syndicalistes, et examiné des éléments de preuve, notamment une correspondance écrite et des messages vocaux d’agents de l’État.

« Les professionnels de santé sont confrontés à un choix impossible : risquer leur vie ou encourir la prison s’ils osent exprimer ouvertement leurs opinions »

« Au lieu de protéger les professionnels de santé qui se trouvent en première ligne en remédiant à leurs préoccupations légitimes concernant leur sécurité et leurs moyens d’existence, les autorités égyptiennes gèrent la crise de la pandémie de COVID-19 en recourant comme à leur habitude à des méthodes répressives. Les professionnels de santé sont confrontés à un choix impossible : risquer leur vie ou encourir la prison s’ils osent exprimer ouvertement leurs opinions, a déclaré Philip Luther, directeur de la recherche et du travail de plaidoyer pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International.

« En Égypte, des professionnels de santé ont été arrêtés, inculpés et poursuivis en justice uniquement parce qu’ils ont osé exprimer des préoccupations au sujet de leur sécurité et, dans certains cas, ils ont été privés d’accès à des soins de santé adéquats. Des représentants du gouvernement ont souvent loué les professionnels de santé, les appelant l’« armée blanche » de l’Égypte, en raison de leur courageux combat mené en première ligne [1] pour protéger la santé de la population, mais apparemment on attendait aussi d’eux qu’ils mènent ce combat tout en gardant le silence. »

Selon le syndicat des médecins égyptien, au moins 68 professionnels de santé travaillant en première ligne sont morts et plus de 400 autres ont été testés positifs depuis le début de l’épidémie en Égypte, mi-février. Ce chiffre ne comprend pas les médecins qui sont morts des suites de maladies correspondant à des symptômes du COVID-19, comme la pneumonie, mais qui n’ont pas eu de test PCR. Il ne tient pas compte non plus des décès d’infirmières et infirmiers, de dentistes, de pharmacien·ne·s, de technicien·ne·s, de personnes effectuant des livraisons, d’agent·e·s de propreté et d’autres travailleurs et travailleuses indispensables qui se trouvent également en première ligne et qui ont mis en jeu leur santé et leur bien-être pour que les malades aient accès à des soins de santé et à d’autres services essentiels.

Protéger sa vie ou sa liberté ?

Amnesty International a rassemblé des informations sur les cas de huit professionnels de santé – six médecins et deux pharmaciens – qui ont été arrêtés de façon arbitraire entre mars et juin par la tristement célèbre Agence nationale de sécurité (ANS) à cause de billets publiés en ligne et sur les réseaux sociaux exprimant leurs préoccupations en matière de santé.

L’ANS a arrêté Alaa Shaaban Hamida, femme médecin de 26 ans, le 28 mars à l’hôpital où elle travaille à Alexandrie, parce qu’une infirmière a utilisé son téléphone pour signaler un cas de coronavirus en utilisant la ligne téléphonique spéciale mise en place par le ministère de la Santé. Selon les déclarations qu’Alaa Shaaban Hamida a faites lors de l’enquête menée par le parquet, le directeur de l’hôpital universitaire d’El Shatby à Alexandrie l’a dénoncée à l’ANS pour l’avoir contourné en contactant directement le ministère. Des agents de l’ANS l’ont ensuite arrêtée dans le bureau du directeur de l’hôpital. Alaa Shaaban Hamida, qui est enceinte, est actuellement en détention provisoire pour « appartenance à une organisation terroriste », « diffusion de fausses nouvelles » et « utilisation abusive des réseaux sociaux ».

Le 10 avril, des membres des services de sécurité ont arrêté un ophtalmologue, Hany Bakr, 36 ans, à son domicile à Qalyubia, au nord du Caire, à cause d’un billet publié sur Facebook dans lequel il critiquait le gouvernement pour avoir envoyé une aide médicale en Italie et en Chine.

Le 27 mai, un autre médecin a été arrêté pour avoir écrit un article critiquant la réaction du gouvernement face au COVID-19, ainsi que les lacunes structurelles du système de santé égyptien. Selon ses proches, quatre agents des services de sécurité ont effectué une descente chez lui, confisqué son téléphone et son ordinateur portable, et lui ont demandé s’il avait assisté aux obsèques de Walid Yehia, qui est mort après avoir contracté ce virus.

Le 14 juin, le syndicat des médecins égyptiens a publié [2] une déclaration mettant en garde contre le fait que ces arrestations suscitaient « le mécontentement et la peur parmi les médecins ».

Le 25 mai, un groupe de médecins de l’hôpital Al Mounira ont présenté leur démission, indiquant que le manque de formation et de kits d’EPI ainsi que « les décisions arbitraires [du ministère de la Santé] concernant [la réalisation des] tests PCR et les mesures d’isolement » pourraient avoir contribué à la mort de leur confrère Walid Yehia, un médecin de 32 ans qui a contracté le virus et qui n’a pas pu avoir de lit pendant plus de deux jours [3] dans un hôpital de quarantaine du Caire. D’après plusieurs sources, des agents de l’ANS se sont rendus à l’hôpital Al Mounira pour faire pression sur les médecins en grève afin qu’ils reviennent sur leur décision de démissionner collectivement. L’enquête menée par le ministère de la Santé sur ce décès a conclu à un « dysfonctionnement administratif » [4] mais n’a retenu que la seule responsabilité de l’hôpital.

Des arrestations de personnes ayant exprimé des préoccupations au sujet du système de santé avaient déjà eu lieu avant le COVID-19. En septembre 2019, cinq médecins ont été arrêtés pour avoir lancé la campagne « Médecins égyptiens en colère » qui appelait à une réforme du système de santé en Égypte et à la prévention de la poursuite de l’« exode des cerveaux » [5]. Quatre de ces médecins ont par la suite été remis en liberté, mais le dentiste Ahmad al Daydamouny est toujours incarcéré à cause des opinions qu’il a exprimées en ligne au sujet de la faiblesse des rémunérations, des mauvaises conditions de travail et de l’insuffisance des installations sanitaires.

Menaces concernant la sécurité et des sanctions administratives

Amnesty International a également parlé avec sept médecins qui ont été témoins de menaces adressées à d’autres professionnels de santé qui s’étaient plaints sur les réseaux sociaux ou qui avaient demandé au ministère de la Santé de fournir aux personnes travaillant dans le secteur de la santé des tests PCR, des EPI, une formation et l’accès à des soins de santé en cas de contamination.

Une source au syndicat des médecins égyptiens a confirmé que les médecins sont menacés, interrogés par l’ANS ou par l’administration et soumis à des sanctions administratives. Il a déclaré : « Nous recevons de nombreuses plaintes à ce sujet, mais beaucoup d’autres personnes préfèrent s’acheter sur leurs propres deniers leur équipement afin d’éviter ces épuisantes démarches. Ils forcent les médecins à choisir entre la mort et la prison. » Des représentants de l’ANS sont présents dans les « cellules de crise COVID-19 » [6] mises en place à travers le pays, ce qui confirme une fois de plus que le gouvernement fonde sa réaction face à la crise sanitaire sur une approche sécuritaire.

Des professionnels de santé ont exprimé des inquiétudes pour leur sécurité. Des médecins interviewés ont fait écouter à Amnesty International des messages vocaux menaçants reçus de la part de fonctionnaires des services de santé au niveau du district ou de cadres de l’hôpital. Les messages vocaux menacent de façon flagrante les médecins qui ne se rendent pas au travail d’un signalement auprès de l’ANS, ce qui est susceptible de conduire à des poursuites judiciaires ou à une procédure aboutissant à des retenues sur salaire. Dans un de ces messages, un médecin qui a refusé d’aller travailler [à cause de conditions de travail dangereuses] est qualifié de « traître [qui mérite de] subir les sanctions les plus sévères ».

Une lettre signée par le gouverneur du Nord-Sinaï, qu’Amnesty International a vue, lance cet avertissement : « Tout médecin ou membre du personnel infirmier qui refuse de faire son travail ou qui s’absente de son travail sera convoqué par l’ANS. »

« Ils forcent les médecins à choisir entre la mort et la prison »

Des sources au syndicat des médecins égyptiens ont dit à Amnesty International que des professionnels de santé qui avaient exprimé ouvertement leurs opinions ont été transférés dans des hôpitaux de quarantaine où les patients ayant contracté le COVID-19 sont confinés, ou dans des hôpitaux situés dans d’autres gouvernorats. Cela est tout particulièrement inquiétant pour les médecins qui sont en situation de fragilité en raison de leur âge ou de problèmes de santé préexistants.

Par exemple, à la suite de la publication par un médecin de l’hôpital central de Deyerb Negm d’une vidéo [7] dans laquelle il demandait des équipements de protection individuelle, le représentant du ministère de la Santé dans le gouvernorat de Charkia a envoyé [8] ce médecin devant la commission juridique du ministère pour un interrogatoire et l’a muté dans un autre hôpital à titre de sanction.

Des pharmaciens ont eux aussi subi des abus et un harcèlement pour avoir critiqué les autorités. Huit pharmaciennes s’étaient plaintes de leurs conditions de travail dangereuses à l’Institut médical national de Damanhoure ; le directeur de l’hôpital a en conséquence décidé le 9 mai de les muter dans d’autres gouvernorats, loin de chez elles et de leur famille.

« Amnesty International demande aux autorités égyptiennes de mettre immédiatement fin à leur campagne de harcèlement et d’intimidation contre les professionnels de santé qui s’expriment ouvertement. Cette campagne sape davantage encore la liberté d’expression dans le pays, paralyse les efforts des personnes qui combattent cette crise sanitaire et met en danger leur vie et celle de tiers », a déclaré Philip Luther.

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